11 juin - La photo absolue

Publié le 24 Juin 2018

Proposition d'écriture

 

A l'origine de l'Amant (198), il y avait une image, une photographie...

MARGUERITE DURAS

 

Oui. Le texte de l'Amant s'est d'abord appelé "l'Image absolue". Il devait courir tout au long d'un album de photographies de mes films et de moi. Cette image, cette photographie absolue non photographiée et entrée dans le livre.

Elle aurait eu trait à la traversée d'un fleuve sur un bac. Cette image centrale - de même que ce bac qui, sans doute, n'existe plus, de même que ce paysage, ce pays aussi, détruis -, que personne d'autre que moi ne connaît, ne peut mourir que de moi, de ma mort. Mais elle aura été et restera signalée, son existence, sa permanence, "rétinienne" auront été posées là, dans ce livre-là.

Dans cet album, j'aurais parlé d'une autre photographie qui aurait pu passer - pour les autres gens - pour l'image absolue. C'est celle de ma mère et de ses trois enfants rassemblés un après-midi à Hanoï. Le livre ne part pas de cette photographie-là effective, mais il y revient chaque fois qu'il parle de la mère et de son désespoir, ce désespoir si pur dont elle était douée - je cite le livre.

Dans "Le barrage", je lui rendais un hommage qu'elle n'a pas vu, qu'elle n'a pas lu. Pour elle, dans le livre j'accusais sa défaite, je la dénonçais. Qu'elle n'ai pas compris cela reste une des tristesses de ma vie. Ici, c'est différent. Il fallait mentir. Mon amant était chinois. Le dire, même dans un livre, ce n'était pas possible du vivant de ma mère. Un chinois - amant de son enfant - même remarquablement riche, c'était l'équivalent d'une déchéance peut-être encore plus grave que celle de la ruine des barrages parce qu'elle atteignait ce qu'elle vivait comme étant un don du ciel, sa race, ici, blanche.

Ces photos qui n’existent pas servent d’inducteur à la prop d’aujourd’hui :

Décrivez la photographie que vous auriez aimé prendre et que vous n’avez jamais prise.

Les textes

 

Disparition

 

Dans  le couloir tapissé de l’entrée, au milieu des photos des neveux, de Jonas bébé, de nos voyages, de ta mère, il y a une empreinte plus claire sur la tapisserie au milieu de tous les cadres. Un carré pas très grand, un vide à la pâleur jaunâtre.

 

Chaque fois, je m’arrête un instant, quand je passe, et me concentre :

- Où l’ai-je mise cette photo ?

 

Francis ne sait pas du tout.

- Tu es sûr qu’il y en avait une? 

Puis il repart dans son bureau, d’un air blasé.

 

La pluie tombe en trombe, des gerbes d’eau,  le canal va déborder.

Là, je me souviens, en écoutant l’orage gronder : il y a un bateau blanc et vert, les voiles offertes aux vents violents. Il y a un enfant, un homme qui tente de tenir la barre. Les vagues… je me rappelle ces immenses rouleaux qui viennent se jeter sur le pont.

 

- Maman ! 

La voix de Jonas me fait un choc.  Pourquoi m’appelle-t-il maman ? 

- Maman, tu veux bien me dessiner une cigogne ?

- Oui, dis-je à regret.

Jonas c’est le fils de Francis. Nous avons décidé de ne plus avoir d’autres enfants, enfin, c’est moi qui l’ai décidé.

Parce qu’il y a ce stigmate sur le mur du couloir.

Je n’ai pas fait de photo ce jour-là. J’essaie de faire mon deuil : mes amours noyées, allongées dans leur linceul blanc de la chambre mortuaire.

Ce carré sur la tapisserie, je l’ai fait une nuit, seule, j’ai gratté la tapisserie, passé de la peinture à l’eau beige… trompe l’œil d’une photo qui n’a jamais été.

 

Francis ne le sait pas … il ne le saura jamais. 

Quelle importance... la pluie cesse de tomber.

 

Sylvie

 

 

 

L’alliance absolue

 

 

Elle flotte dans une robe noire sur ce chemin peu propice à la méditation. Elle semble réfléchir. Elle est triste. Ses doigts font tourner un brillant qu’elle fixe.  Elle le retire pour le lancer dans l’eau. Elle se penche et regarde la bague couler. Une péniche choisit d’amarrer face elle. La dame en noir, à regrets, lève la tête, puis son visage s’éclaire. Le regard  figé, elle voudrait photographier cette image absolue. L’homme reste sur le pont et lui tend la main. Elle s’élance, il l’enlace. Il palpe ses doigts, dépose un baiser et ne lui pose pas de question. Leur alliance est scellée pour toujours, pas besoin d’anneau.

Krikri

 

Photo Mô au Somail (11)

 

 

La cigogne absolue

Il est un petit train à vapeur, vert et noir, aux banquettes de bois verni qui longe la baie de Somme entre marais et prés salés où paissent des troupeaux de moutons, entre marécages et dunes sur lesquelles reposent, presque sur le flanc, des bateaux de pêcheurs.

Je suis de ces touristes avides d’images pittoresques, mon appareil à la main, fixant pour l’éternité faune et paysage. Un couple de cygnes, le mâle glisse sur l’eau de l’étang, la femelle est bien calée sur son nid mal dissimulé dans les roseaux.

Soudain, je me retourne. Là, parfaitement cadrée par l’immense fenêtre du wagon, une cigogne bat, de ses ailes blanches et noires, l’air bleu, à la même vitesse que la machine, le corps tendu, à l’horizontale. Dans son bec orangé, un puissant rameau qui viendra étoffer son édifice, promesse de descendance.

Pendant une poignée généreuse de secondes, les bras ballants, l’appareil au bout des doigts, j’accompagne éblouie, l’oiseau qui restera absolument libre, pas même prisonnier de mon Olympus VR-330 made in China.

 

Photo de cigogne au nid dans les Vosges - Mô

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