PRIX JEAN LESCURE
"Concours de nouvelles liées au cinéma "
Créée en 1993 avec le Centre National du cinéma et de l’Image animée (CNC) et le Centre National du Livre (CNL), cette opération qui lie plaisir d’écriture et cinéma contribue à animer la vie culturelle sur tout le territoire, à travers l’action dynamique des salles Art et Essai qui y participent. En associant les bibliothèques, les médiathèques, les clubs de lecture, les librairies et le monde enseignant, cette manifestation apparaît comme une réelle opportunité de toucher un large public à travers un pendant du cinéma : l’écriture.
Ce concours est relayé sur le Bassin de Thau par le CinéMistral.
17 nouvelles ont été soumises au jury composé de la Fabrikulture, la bibliothèque de Frontignan, la Gazette de Sète, l'association Clair de Plume, la Société laïque de lecture, la librairie L'échappée belle, le Collectif des spectateurs du CinéMistral.
Jeudi 15 novembre le palmarès a été proclamé, par Priscilla Schneider, en présence des participants.
C’est L’écran coloré du mes nuits blanches de Claude Muslin qui représentera notre territoire à Paris.
Un hiver sous la ville-port de Violaine de-Nuchèze et Du petit au grand écran de Lordius ont également été récompensés.
Sur le blog vous pouvez lire les nouvelles qui nous ont été confiées.
Pour découvrir L'écran coloré de mes nuits blanches, il nous faudra patienter jusqu'en janvier, le classement national.
Textes
Un hiver sous la ville-port
-« Il paraît que j’aurais mal vieilli ces dix dernières années : je serais devenu un vieux con immature, un zombie mortifère. Sans larmes ni fureur elle m’a déboulonné. J’ai roulé dans la terre, j’ai mordu la poussière mais j’ai tout nié d’un bloc et je me suis enfui. J’ai rassemblé mes abattis dans une ville-port où l’horizon marin ouvrait ma solitude ; là j’ai pu revêtir ma cape d’insouciance pour larguer les amarres contre vents et marée. Il y faisait très froid mais l’on m’a raconté : chaque été le port ondule sous les oiseaux de mer - mouettes crâneuses, sternes peureuses - vibre sous les embruns, exhale ses parfums - ordures, excréments, vomissures - hoquette de chaleur, explose de lumière. La ville vocifère, marlous tripots tintamarre. Lorsque la nuit se vautre enfin sur la cité carnavalesque, on chuchote qu’elle suinte, comblée, corps ouverts et seins roux, croupes offertes et reins fous.
Moi je préfère l’hiver, sa lumière tamisée et ses passants frileux, mais surtout le silence des quais rapetassés ».
Lui c’est XXL. Facéties de la génétique ? Terreau familial délétère ? Feuilleté purulent des blessures du passé ? S’était forgé à son insu au plus profond de son cerveau un système de verrouillage de la parole qui, un beau jour, l’avait emmuré. Les lois de l’adaptation avaient voulu alors qu’il aménageât son antre avec un soin maniaque, jusqu’à ce qu’elle devint presque étanche : il y avait développé au fil des ans une surdité bien ciblée capable de trancher net toute parole reçue comme un viol, avec une détestation sans faille pour la question. C’était comme si le mécanisme avait comporté un poing américain hérissé de piques et de pointes, qui pouvait être propulsé – grâce à une pompe d’aspiration de l’énergie du cerveau reptilien via la testostérone – sur l’ombre seule d’un terme possiblement critique. Les mots échangés s’étaient depuis sournoisement enkystés dans les routines de son quant-à-soi. Tout cela semblait suffire amplement à meubler son désert affectif et protéger ses amours cérébrales. Restait un élément physiologique majeur, le sexe. La vie plus ou moins à deux y pourvoyait gratuitement. Le plus souvent meurtries, les épouses l’avaient chassé ou elles étaient parties, êtres de chair et de sang, pauvres femelles, à la recherche d’un hypothétique cerveau émotionnel. Quant aux amantes obstinées, elles s’étaient, au fil du temps et de l’ennui, fendillées, fissurées, délitées pour finalement tomber en miettes, leurs morceaux de colère, leurs débris de tendresse, les ruines de leurs désirs fracassés contre son fortin.
Pour sa retraite hivernale, XXL a recueilli un vieux chien, griffon silencieux pétri de soumission, casé sans peine dans ses rituels du matin et du soir. Depuis leurs barcasses, les pêcheurs les observent en catimini : allers, retours, heures fixes, zombi, étron, petit pochon, poubelle…
Plus de visage pour XXL, seulement une série de masques assortis à la panoplie de ses propos convenus. De face, son ventre débaroule en tablier velu coupé en son milieu d’un sillon vertical sous sa chemise baillant aux corneilles, boutonnières distendues. De dos, le pantalon s’accroche au centre de ses fesses, également velues, que la raie tranche en profondeur. La laisse de cordage suit le dandinement de leur déambulation distraite, sous quelques baleines d’un parapluie rescapé des rafales d’ici.
C’est janvier maintenant et la mer est mauvaise : la masse verte bout de tous ses rouleaux dans un parfum de langoustine. Les vents marins les projettent en langues froides et blanches sur le môle inondé. Au loin le brise-lames se transforme en cascade. Derrière leur mouvante tanière, de rares voileux écopent sous les coups de tabac, dans la protestation stridente des haubans malmenés. Déjà une barque est noyée : ici, peut-être qu’on retourne encore à la mer.
Il les repère soudain, d’un coup d’œil délavé : ils ruissellent, ils grelottent. La ville est désertée et les promène-couillons sont en rade à l’abri des thoniers. Ils contemplent la méditerranée survoltée: elle joue à l’océan aux marées d’équinoxe. Bientôt peut-être on y verra des paquets d’algues rutilantes tissées de bubons lumineux. Il les a rencontrés la veille : perdu entre ses murs, il avait fait choir leur chiot au chenal, leur avait appris à bien le bouchonner, après l’avoir hissé sur la bordure herbeuse jonchée d’on-ne-sait-quoi.
D’évidence lui fait la route, mais l’eau a coulé sous les ponts depuis Kérouac : rachitique et très pâle, il sent la pauvreté. Caché sous un coupe-vent, il roule sa cigarette dont la fumée jaunâtre enflamme ses comédons. Sa compagne d’errance s’égoutte sous ses dreadlocks, sarouel tissé de couleurs vives plaqué contre son corps ; ses bottes de cuir rouge, brodées, et incongrues, sont déjà détrempées.
Echevelé, un touriste égaré lui sourit :
- C’est beau la Bretagne !
Elle lui rend son sourire, même ses yeux sont liquides à cette pipistrelle, du vert de l’huître nichée au creux de son bain d’iode. Depuis qu’elle arpente les rues de cette ville, les regards la traversent pour la fuir aussitôt : sale fille, sale pauvre, sale assistée, sale profiteuse, sale tout court et mal peignée, c’est quoi ces pantalons d’abord, elle peut pas s’habiller comme tout le monde non ? Où c’est qu’elle se lave ? E s’lave pas peuchère ! Et qui c’est qui peut dire si elle est pas malade ? Et t’as vu l’gars ? J’te les mettrais au boulot moi vite fait !
Ici, ils ne pourraient détonner davantage : la femme du cru est saine, râblée, bien tendue dans sa peau, vite grosse, le popotin intimidant. Leurs filles sont délurées, sveltes et très maquillées, bien moulées dans le jean, les nibards en sautoir. En groupe, tous les sens en éveil, ça barjaque en parcourant les rues dans un bouquet de phéromones. Derrière elles ou devant, les cacous attentifs, crête quillée au gel, en noir jusqu’aux baskés, commentent leur tenue, espingent leurs rondeurs. Chez l’homme d’ici, tout est exacerbé : la voix de baryton, le ton du bretteur fou, le geste illuminé, la brelle trafiquée ou le 4X4 chromé, la fierté d’être un mâle jusqu’aux chaussures pointues ! Ici, l’homme, le vrai, est toujours nyctalope.
La ville-port tourne son dos hostile au métissage ; chacun fraie dans son petit bocal : les pauvres en basse-ville, les autres au vert sur les hauteurs, dans une villa avec vue sur la mer ou au milieu des vignes. Et puis les importés, ceux qui viennent d’ailleurs, sorte de Huns échappés à l’histoire, souvent exilés du grand Nord (au-dessus de Valence)…On évite aussi les Arabes, melting-pot coloré, Français depuis belle lurette.
Rescapé du progrès, le pêcheur est partout : vous le rencontrerez sur tous les bords de quais, botté dans les étangs, ravaudant ses filets, étoupant sa barcasse… Assis sur son pliant quand le soleil s’en mêle, taciturne et taiseux, il lance infiniment ses cannes et ses turlutes en rêvant de daurades, de bourride et de seiche. Sa trogne de buveur, sa peau concassée de vieux mâle vous diront son labeur mais aussi ses bonheurs.
Ici, les sacs-à-vin ont leur bar favori ; c’est aussi leur putier, les vieilles n’y sont pas chères, les plus jeunes non plus, même le shit nomadise. Ils brament du matin au soir, se battent quelquefois, sous les hurlements des ribaudes. On entend de drôles de dialogues quand un poivrot refuse de verser son écot ; la tenancière glapit :
- Je m’en bats les couilles !
Et le client rugit ave l’accent :
- Je t’encule par le nez !
Eux dorment sur des cartons sous le canal, au parking, leur chiot, entre eux, bouillotte agitée de mille frétillements et coups de langue. Ici quand la nuit tombe, les rues se transforment en montagnes d’emballages qu’ils rapinent pour leur couche. Les bennes aussi regorgent de trésors convoités : celles des Halles arrivent en tête, avec leurs déchets de viande et d’os pour nourrir les bêtes de tous leurs congénères. Cet hiver, ce sont de jeunes hommes slavophones, grands et bien bâtis, qui apostrophent leurs bâtards de sons gutturaux qu’eux seuls comprennent. Ils mendient pour boire, au plus près de la vente de bière, sur le quai principal. Le soir, ils s’en retournent en petits groupes aux friches ferroviaires transformées en décharge, s’abritent sous d’anciens bâtiments d’aiguillage. Les solitaires cachent leur tente en bas de talus recouverts des ordures jetées par les gitans du camp juste au-dessus. Ici, on les appelle les caraques.
Ces hommes encore très beaux se lavent dans le canal, quand plus aucune embarcation n’est venue s’y risquer. L’eau est glaciale mais l’alcool les réchauffe. Assis sur leur derrière, leurs cerbères musculeux les couvent du regard.
Dylan et Victoire vont aux bains-douches : vingt minutes un euro c’est parfait, mais lui vomit sa misère et la peur d’y rester lui vrille le crâne jusqu’au brouet de ses cauchemars. Parfois elle le console de quelque remarque murmurée (« Ici même les grues sont bleues ») qui le laisse pantois. Le langage qu’il connaît est celui de la rue, trivial et hurlé, celui de sa famille tout au nord de la France. L’automne était déjà sinistre dans les régions du Centre; ils ont pensé qu’ici il ferait toujours chaud alors ils sont venus, mais c’était sans compter avec la gigue infernale des vents :
- C’est ça le mistral ?
- C’est la tramontane.
C’est toujours Victoire qui sait, même si elle ne parle jamais d’elle ! Pour lui c’est une sorte de Martienne, une erreur de casting, une anomalie dans son parcours de gueux. Et c’est quoi d’abord ce prénom ridicule qui sent le monument aux morts ? Ils se sont trouvés au péage de l’A 39; c’était plus facile de faire du stop à deux. Maintenant ils sont au bout du bout, face à l’Afrique : ils « font le Sud ».
Elle porte un sac à dos rocambolesque, recouvert d’un bestiaire miniature en peluche : chat borgne, tigre râpé, éléphant sans trompe, mouton noir, hippopotame turquoise, cigogne unijambiste, kiki scalpé suçant son pouce… Si le chiot les a joyeusement estropiés, ils se balancent toujours au rythme de leurs pérégrinations. Dylan a passé en travers de son torse, avec sa guitare, la bandoulière d’un sac polochon vert wagon ; il est plein de leurs frusques données à la Croix Rouge, glanées dans les poubelles ou négociées aux puces. Ils avancent toujours de conserve, comme les bateaux-bœufs d’ici sur les cartes anciennes.
Parfois le soir dans leur parking, il pêche en eau trouble pour savoir d’où elle vient, qui elle est. Ils ont froid et se tiennent emboîtés, chacun dans son duvet, celui de Victoire un modèle sarcophage – autant dire une armure – mais une armure de vrai duvet. Lui dort tout engoncé dans quelques pulls de laine qui sentent un peu le suif. Ils ne se touchent pas, respectent leur contrat tacite.
- T’en as eu beaucoup de copains toi ?
- J’aime pas assez les mecs pour les collectionner.
Elle botte en touche, c’est une manie, ou lui retourne ses questions. Il lui raconte entre ses dents quelques coups minables ou fumants, ses essais sur les sites de rencontres:
- Tu cliques on te pose plein de questions sur toi ton physique ton caractère ta religion tes revenus si tu causes si tu causes pas ce que tu cherches – UNE NANA MERDE – ce genre de choses… ça finit par ressembler à ta liste de courses par exemple tu coches ton type de femme sportive classe artiste ou sexy moi artiste c’est trop compliqué classe c’est pas mon truc reste la sportive tu m’imagines faire du jogging tous les jours au lieu de manger avec ma bouteille d’eau à la main ? Reste la sexy qui c’est qui voudrait pas d’une femme sexy ! Ton rêve pour un jour genre un tour du monde une course en bolide pioncer dans un hamac et tout de suite après on t’envoie ton profil psychologique et là tu comprends pas la moitié des mots mais bon tu t’en fous tu veux juste une bonne femme BORDEL ! Tu choisis un pseudo moi c’était Rouletabille j’avais hésité avec Rantanplan parce qu’en définitive si tu réfléchis bien il est pas si con il arrive toujours à ses fins et i’ bouffe LUI Après t’as un déluge de gonzesses sur ton écran i’disent « compatibles » avec toi et tu peux les contacter alors tu cliques pour voir la photo c’est mieux pour éviter les thons les vioques et tout ; pareil si tu veux écrire à la meuf, qu’elle te réponde et tout, tu te trouves devant une grille de tarifs un mois deux mois trois mois c’est HYPER CHER tu piges que c’est pour les rupins alors tu te marres à regarder les pseudos « Belle de jour Belle de nuit Belle de mai » ce genre de connes ! Moi je pense Doudoujolicoeur Mélodieduboudoir chasseressedubitume rapeusenchaleur chaussettedecouleur voilà quoi ça s’arrête là, grave j’te dis !
…
- Oh ! Tu dors ?
Elle ronfle doucement sous les plumes légères.
Demain il faudra trouver leur pitance : c’est lui qui mendie, sous les distributeurs des banques où les places sont chères. Il prend toujours le chiot : les femmes, jeunes ou vieilles, en sont émotionnées. Elle fait les courses à sa façon, dans un magasin sur le quai, toujours à la même heure. Un grand black à l’entrée la boit de son regard. Elle présente à la caisse quelques menus articles – yaourts biscuits chocolat - sa cape grande ouverte alourdie de sa moisson du jour. Rien ne la réjouit tant que ces minuscules rebellions quotidiennes.
Enfant, elle fut matricide avant d’être fugueuse ; c’était déjà l’époque où l’on ne savait pas toujours si un petit de maternelle avait une vieille mère ou une jeune grand-mère. Elle disait à l’école que c’était sa mamie. Dans la maison trop grande tout était silencieux, ça travaillait beaucoup et un éclat de rire passait pour déplacé. Le couple se voussoyait dans son refus teigneux de familiarité. Une fois l’an, sa mère faisait tailler son lentigo, combler ses sillons nasogéniens, abraser sa moustache : elle devenait groseille, enflait comme un ballon et ça lui faisait peur. Un jour, son père marmoréen, dans un couloir étroit, avait pincé son sein, jeune pousse discrète ; la répulsion l’avait prise à la gorge et pour la première fois, elle avait compris qu’elle pouvait.d’un seul coup devenir sourde, muette et aveugle : c’était devenu son armure.
Maintenant elle cisèle sa haine des adultes, les vomit comme elle peut, les mères envahissantes, les pères trop absents, les commerçants menteurs, les mâles obsédés et tous les cauteleux. Mais en elle c’est le vide, elle en a le vertige. Dylan fait la bande-son :
-T’as un père toi ?
-J’ai un géniteur, comme tout le monde. Tu savais que les coqs n’avaient pas de pénis ?
-Quel rapport ?
-J’ te raconte le film : parade du gallinacé, plumes enluminées, crête dressée, collet monté. Cloaque de la poule, charge du fantassin dressé sur ses ergots de mâle combatif. Froufrou cocorico émois : je descends des cloaques.
-Mais c’est QUIII Cloaque ?
XXL les a découverts un matin, serrés l’un contre l’autre un jour glacé de février, tout dévariés sous un élégant pont de pierre. Quand il gèle des jours durant, la solitude vous fend le crâne. Les indigènes ont un air effaré et les petits métiers sont restés calfeutrés ; même les Polonais les ont abandonnés pour des caravanes ruinées au milieu de nulle part où leurs molosses font la loi. Lui s’installe avec eux ; ils évoquent la ville, le temps ou la lumière, menus propos tissés de lieux communs pour alimenter leur machine parlante. Leurs pas les mènent au carénage où vrombissent des engins monstrueux : ils déchirent un thonier. Des palans l’ont couché sur le flanc, d’étrave en étambot sur l’aire d’équarrissage : vidé de ses entrailles – câbles, poulies et treuils, cordages, filins et crocs, hélice et cabestan, il livre à la machine l’écorché synthétique de ses fibres de verre. XXL fait des photos et son griffon l’attend, couché sur les pavés.
Le lendemain il les emmène aux étangs désertés, marchent dans le mistral, s’abritent sous les pins, dévorent leur panini. Elle s’étend sur un lopin sablonneux recouvert d’aiguilles odorantes. Des réminiscences en jaillissent : charmille tout au bout d’un paddock, bijou d’ombre dans son écrin de chlorophylle. Quand elle y pénétrait, c’était d’un coup comme la chute du jour sous les tropiques : de la clarté vers l’obscurité, de la chaleur vers la fraîcheur, du bruit vers le silence. C’est là que chaque été elle cachait sa cabane, branchages de guingois tapis sous quelques lianes. Elle écartait le rideau de lierre, enfouissait sous la mousse ses trésors, ses larcins : glands chapeautés du chêne, marrons lisses et bruns, fruits verts dérobés au jardin, pommes à cochons, pipe de son grand-père pour apprendre à fumer les barbes du maïs, allumettes volées à l’office pour bâtir des heures durant, dans une concentration savoureuse, des bonshommes aux membres grêles et des histoires à dormir debout. Aujourd’hui, elle a perdu cette faculté magique qu’ont les enfants de se perdre ainsi, seuls et joyeux dans des bribes de vies imaginaires entremêlées de plaisirs minuscules : gais lurons des cyclamens en ronds de sorcières, perles immaculées dont la rosée constellait la terre grasse, que les adultes appelaient agaricus campestris gerbes de sauterelles échappées du soleil, vrombissement vert-bleu des crottins du matin, robes déguenillées des hautes coulemelles… Agaricus campestris, agaricus campestris, agaricus campestris: elle mâchouillait l’étrange sonorité des heures durant en cherchant le sommeil, jusqu’à ce qu’une spore compatissante parvienne à s’incruster dans un neurone en mal de joli mot.
-A quoi tu penses ?
Le rêve est fracassé :
-A rien !
Son front se plisse d’un fin labour où germe sa frustration :
-Je suis sure qu’il pensait que j’ m’envoyais en l’air, forcément, avec un mec monté comme un âne, forcément, que je jouissais pendant des heures, forcément ! Connard !
XXL l’observe, son air de pitbull et la tension de ses épaules :
-Elle était dans une partie de cul, ya que là qu’elle doit se détendre, je me demande si c’est un bon coup, quel con ce Dylan avec ses questions !
Dylan durcit en rêvassant mollement :
-La menteuse, elle me prend dans sa bouche, son sexe ruisselle, putain j’aurais pas dû l’arrêter, ça lui aurait peut-être donné des idées et déridé les fesses!
Victoire bondit sur ses bottines rouges :
- Bon ! On marche ?
Plus tard elle compose une ballade, Les bordigues des ventres bleus, griffonnant concentrée sur le sachet de leur repas :
Les sauniers sont partis
Les salins sont restés
Dans leur écrin de salicorne
Sous les vents obstinés
Leurs ajoncs bien dressés
Dans les graminées blondes.
Les sauniers sont partis
Les étangs sont restés
Dans les relents soufrés
De leurs bords asséchés
Et les reflets changeants
De leur iridescence.
Les sauniers sont partis
Les salins sont restés
Et les affûts de chasse
Sont échoués sur les tocs
Sous la haute verrière
Des oiseaux orangés.
Dylan bricole alors des accords, bidouille les arpèges, pinçant à gauche, grattant à droite. Soudain elle se met à chanter, d’une voix flûtée de soprano léger, s’enhardit vers les aigus, glisse avec fureur dans les graves pour terminer dans un fou rire, roulant sur la laisse odorante des posidonies. Sidérés ils la fixent : c’est la première fois qu’elle s’échappe de sa tour d’ivoire, de son silence enténébré : chtarbée la meuf pense Dylan. Intrigué, XXL s’interroge : néo-hyppie ? Crypto-gaucho ? Sa vie d’avant revient en flashs, zébrés de manifestations, réunions, commissions, affrontements, petits massacres des rituels autocritiques entre militants, détestations, reniements, trahisons, suicides, dissolution, fuite. Des heures et des heures dans les salles obscures, des passions vécues par procuration, d’incessantes publications, des heures enfumées dans les salles de presse, tout un trésor d’images pour se guérir des rêves avortés, des nuits à lire ou à écrire, une vie de bâton de chaise… De qui est-elle donc la réincarnation ? Quel plan ? Quel travelling ? Quel décor ? Elles portaient toutes le sarouel à l’époque, ou des jupes longues battant leurs sabots, d’immenses sacs de cuir mal tanné qui empestaient les studios de montage. Elles avaient fui leurs familles, étriquées et cathos, s’ouvraient comme des fleurs : des boutons de pivoine ! Une scripte ? Celles-ci c’étaient des chieuses, avec leurs minutages le forçant à couper des plans entiers. A l’époque, elles s’appelaient toutes Christine, Martine, Catherine... Il ne parvient pas à retrouver les visages dans ce charivari d’images surgies de son passé. Elles étaient féministes, lisaient Le torchon brûle et consommaient du mâle avec férocité. Lui se réfugiait en milieu masculin derrière sa panoplie d’instruments de mixage, ses cadreurs préférés l’entourant tels des gardes du corps, le temps d’un montage idéologique pour éclairer les masses. Il rame à corps perdu dans sa mémoire criblée de trous.
Ils rentrent tôt ce soir-là, il fait nuit noire. La ville-port n’est pas verte et les arbres y sont rares : les bancs sous les platanes y sont très convoités par tous les sans-logis. Un bel homme éméché vient leur tenir la jambe. C’est le début d’un affrontement verbal déclenché par un immense impair :
-C’est quoi les joutes ?
-Peuchère ! Ici si tu connais pas Batista t’es mort ! T’as deux barques ça fait deux tintaines deux barreurs quatre musiciens vingt rameurs des lances avé des pointes des commissaires à cause des règlements i’sont tous en blanc, tu connais Evangélisti au moins ???
-Une nouvelle secte protestante ?
-Laisse tomber ! Si tu parles pas l’occitan de toute façon tu comprendras rien ! Ton agace-cul là, i’t’a trouvé où ? Pauvre !
Victoire en est tout ensuquée, il lui donne le vire-vire avec ses poncha roja orjau qu’il lui mâchouille, lui crachouille, lui postillonne à travers ses dents pourries, armé de son litron. Elle va se l’escagasser :
-Tes jouteurs, c’est rien que les bâtards des chevaliers d’Aigues-Mortes qui s’affrontaient pour tuer le temps avant d’aller casser du Mahométan, piquer leurs femmes et leurs domaines, en Terre Sainte avec Louis IX ! Ils montaient des destriers andalous, eux, pas des barques non mais je rêve, des barques ! Ils portaient des armures armoriées, eux, pas des costumes de marmitons enfarinés oh !
Maintenant c’est lui qui bade ; quel cul cousu cette radasse quand même ! Et il change de banc. Lui, c’est l’alcool qui l’a bu.
Un jour enfin le froid se casse ; après les premières giboulées, sur les falaises plein sud, déjà les sorcières font leurs griffes en les peignant de couleurs vives. Les rues se déverrouillent et par les fenêtres entrouvertes on entend les clameurs des mères. Bientôt le soleil verra fleurir les premiers fêlés, tatoués, camés, puis les enfants de bobos d’intellos d’écolos en mal de lumière, juste avant la horde saisonnière faisant claquer ses tongues et rouvrir les cafés.
Le soir même au parking, Victoire exhibe un billet de train ; Dylan comprend qu’elle est déjà partie. Lui et XXL l’accompagnent à la gare dès le lever du jour, quand la ville rutile juste après les grands nettoyages nocturnes. Le port sommeille encore dans le feulement des premiers bus. Ils se disent qu’ici, les poubelleurs et les chauffeurs sont des héros. Ils atteignent le quai en silence, les chiens sur leurs talons. Lorsque le train s’ébranle, Dylan crie silencieusement vers son improbable compagne, figée derrière une vitre embrumée ; il pousse ses lèvres en avant puis les tire en montrant ses gencives pour lui délivrer son dernier message. Alors elle écrit sa réponse en lettres majuscules, mais déjà le train file et la fin lui échappe. Il sait seulement que c’était long, sans doute quatre syllabes avec un E immense tout au bout : « l’amour est très _ _ _ E ». Il cherche, se concentre : viennent des mots en age, en tion, en ment… Il aime jouer, mais pas aux mots ; il aime gagner mais aux mots il perd toujours. Maintenant il s’énerve, il houspille le chiot. Alors ils s’installent tous les quatre sur un ponton humide où il se calme peu à peu. Entre veille, sommeil et chagrin, des mots commencent à voleter, semblant parfois trébucher sur la houle du canal : inadapté, embroussaillé, déguenillé, réfrigéré, sophistiqué, raccommodé, photographié ?
-Ouais ! Photographié ! C’est ça, c’est bon, des photos d’amoureux y’en a partout chez mes vieux, mes potes, dans les familles, partout, sur les meubles, en mariés, aux murs, partout ! Sauf qu’après i’picolent ces cons i’ se mettent des raclées, ou i’baisent ailleurs, même ma sœur ça commence, elle crie dans l’désert toute la journée ! Non, c’est pas photographié, elle aurait pas mis un truc trop nul comme ça !
En bon chien de quête, le voilà qui commence à broder sur embroussaillé, puis s’endort, vaincu. XXL a lu le message en entier mais le garde pour lui: « L’amour est très surestimé ».
Sur le chemin du retour, il essaiera de lui changer les idées, avec son sens aigu de la psychologie :
-Tu sais comment ils l’appellent ta nana les pêcheurs de la criée ? CAQUEBRAILLE !!![1]
-Et toi ? Tu sais comment i’t’appellent ? TAFANARI !!![2]
-Ben toi c’est SUCE-PEGUE…[3]
Zéro partout.
Dans le balancement du train Victoire contemple le lever du jour entre garrigue et lagunes. Elle devine des sentiers épointés de roches blanches. Les étangs s’allument doucement, à la manière des ampoules basse consommation. D’un bond, elle écrit au dos du billet son message d’adieu à la ville : La lumière est ta peau, elle te tient enlacée dans ses moirures précieuses où tu deviens sultane.
Quelques mois plus tard, alors que Dylan et lui partagent le même appartement, dans le cocon béni du silence, entre ses murs tapissés d’ouvrages, de journaux, de photos, XXL navigue sur la toile, les chiens couchés sur ses pieds nus. Il déniche un article dont le titre lui rappelle vaguement ses anciennes études, titre un peu compassé, un rien prétentieux : Approche ethnographique des nouvelles formes d’errance dans le sud de la France. Son curseur et son cœur dégringolent jusqu’à la signature : Victoire L.
Violaine de Nuchèze
[1] Mal habillée d’un pantalon qui pendouille.
Tonton fait son cinéma
ou
Patins, mocassins et tango argentin
Nous y voilà, enfin. Nous descendons la vaste avenue flanquée d’immeubles anciens de six étages. Tonton voudrait bien que je reste près de lui, à cause de la circulation chaotique. De temps en temps, je lâche sa main pour caracoler autour de lui et reviens, en hennissant et secouant discrètement la tête, ou en discourant sur notre grand film King Kong. Je m’amuse à dissocier les mots, à égrainer les sons mécaniquement. Je me veux robotisée, mécanique et métallique, comme mon héros King Kong. Cette séance de cinéma, je l’ai gagnée de haute lutte sur les sempiternels westerns où, à mon grand plaisir, tonton m’entraîne régulièrement.
Tonton, je l’ai toujours connu du plus loin que je m’en souvienne. De ce jour où, trop petite pour apercevoir le dessus de table, j’ai balayé dans le vide tout ce qui se trouvait à ma portée, dont la fameuse montre-bracelet victime de sa chute fatale. Tonton en rit encore maintenant que je suis grande – dix ans – et porte en remplacement une antiquité en or, qu’il extrait gravement du gousset de son gilet élimé. Il est d’époque, tonton : costume gris bardé de poches gonflées, pantalon large à revers, sur des mocassins en nubuck qui lui donnent une démarche coulée-glissée, stabilisée par une canne en bois, dont la poignée ressemble à celle d'un tire-bouchon. L’ensemble de sa silhouette tient assez du culbuto, à cause du ventre rebondi sous une chemise en nylon blanc jauni, usée au col et aux poignets. Des bretelles flambant neuf, cerise, sanglent des épaules aussi fines que ses jambes. L’important et le sérieux de l’accoutrement résident dans le confort ; ni bouton, ni cravate qui entravent le cou, pas d’élastiques serrés aux chaussettes. Elles godillent, aériennes et rebelles, sur les chaussures souples.
Jeudi. Je suis impatiente de profiter de cette journée mémorable. J’ouvre avec hâte les double-rideaux pour observer les autobus à plate-forme qui s’arrêtent bruyamment à l’arrêt d’en face et s’ébranlent avec fracas dans un bruit de chaîne. L’agitation de la rue me galvanise. Tous mes repères sont à portée de regard : la papeterie - dépôt de mes précieux timbres de collection, de colle blanche, de fils plastique à scoubidous - la boulangerie où rôtit notre rituel gigot dominical et enfin et surtout la rue de tonton.
Je file prendre mon petit déjeuner pendant que maman maquille ses longs cils. Je la trouve jolie devant sa coiffeuse, en déshabillé vaporeux. Ma petite existence est bien balisée et je la vis sereinement, sans me poser de question. Après un bain dans la baignoire sabot, je dévale l’escalier comme un pétard, pour ravitailler en cresson frais ma tortue Séraphine. À quelques pâtés de maisons, j’ai atteint au pas de course le Prisunic, où la vendeuse fruits et légumes me lance un tonitruant et affectueux "Bonjour Véra". Je serre bientôt contre moi la précieuse verdure.
À mon retour, maman est déjà partie et a laissé sur son passage une suave odeur de vernis à ongles, parfum et poudre de riz. Je déchiffre le message posé en évidence sur la table de la cuisine : faire le lit, aller chez tonton vers midi. Je retends mon dessus de lit sur Misuko, ma poupée noire en chiffon, unique jouet qui m’accompagne. Seule sa tête, ovale et aplatie dépasse et me fixe bouche bée, yeux ronds bordés d’une frange inégale, en laine épaisse. Je tire sur les bras chocolat et dégage le torse fleuri. Ah, c’est mieux ainsi.
Toute mon attention se tourne vers Séraphine, elle connait bien son nom, que je scande avec douceur. A mon appel, elle se dandine de toute sa lenteur, et cligne légèrement de ses yeux en amande, en déplissant son cou squameux. Je ressens un léger malaise en scrutant sa minuscule tête reptilienne et je me dis que ce petit être dépend entièrement de mes bons soins. En soupirant, je garnis son plat de salade et pousse vers elle son ramequin d’eau fraîche.
Je tapote et feuillète machinalement mes livres, tentant d’y mettre de l’ordre. Il en résulte plutôt un pêle-mêle sur mon cosy. Si je m’écoutais, je m’allongerais à plat ventre sur le tapis, avec balancé des jambes et je me plongerais dans une lecture effrénée. J’ai déjà dévoré la série du Club des cinq, mais c’est un vieux souvenir. Très vite j’ai pioché dans les livres d’adultes, conseillée par le vieux bouquiniste, sur les classiques à connaître, puis en ne me fiant qu’aux titre et résumé, j’ai exhumé de la poussière des ouvrages éclectiques. Depuis un bon moment ma curiosité est rassasiée par la Science- Fiction qui me plonge dans un monde de rêve et de fantastique , dans lequel je me complais. Cette boulimie intellectuelle m’irradie de bonheur et me confine dans une délicieuse atmosphère cotonneuse, que je ne quitte même pas à l’école. Je n’ai pas d’affinités avec l’institutrice qui exige mon investissement physique en gymnastique, où je tétanise devant la corde lisse. Elle m’ignore quasiment en classe. J’ai le même éloignement avec mes camarades et je m’ennuie dans la cour de récréation. Je serais volontiers restée blottie dans la salle de classe. J’observe les filles qui jouent par petits groupes. Les unes autour de Melia, teint mat, membres grêles, meneuse-née, qui exhibe un sac carré en toile, orné d’une frise aux motifs géométriques – chevrons et méandres noirs – typiquement grecs et ternes comme elle, si fière de ses origines helléniques. Plus loin on saute à la corde comme des sauterelles et sous le préau, c’est la marelle. Quant à moi, je tresse des scoubidous torsadés bicolores avec Marie-Jeanne, qui m’invite parfois à des déhanchements endiablés de hula-hoop sur son palier.
À la maison, esseulée, je fixe le miroir de l’entrée, je fais des grimaces à la fillette aux joues rondes, yeux ébahis, mèches ébouriffées très courtes. En fait, cette coiffure inhabituelle relève d’un pur hasard, un accident de parcours. Nous étions partis, maman, tonton et moi, en vacances, à Nice, sur la Promenade des Anglais. Je sortais de ma réserve. Les palmiers, la mer, j’étais transportée ! Maman ne voulait pas m’emmener à la plage et je piaffais d’impatience. J’insistais, trop, le ton est monté, j’ai tenu tête, Maman glaciale, m’a empoignée par ma longue queue de cheval, maintenue sur le lit et a coupé l’épaisse touffe aux ras de l’imposante barrette. Le choc a été terrible, j’avais perdu mon identité. À mes sanglots rageurs a succédé une colère froide, réfléchie, une détestation non formulée et irréversible. L’incident était clos. J’ai dit d’une voix atone, le regard inexpressif que c’était mieux ainsi. Depuis je porte cheveux courts et profil bas.
L’heure est venue d’aller rejoindre mon gentil tonton. Je relève mes longues chaussettes en acrylique et j’enfile sur mon col roulé sombre, une robe chasuble grise à carreaux turquoise. La mode ne m’est guère favorable – couleurs sinistres, kilts stéréotypés, jupes plissées, jupes et jupons gonflants, chaussures mastoc, anti-féminines. Rien qui affine la silhouette, tant pis, je finirai bien par m’allonger. En attendant, je passe des accords avec tonton, qui, complice, accède toujours à mes demandes d’achat de chaussettes aux tons variés, seuls fleurons colorés de mon habillement. Il acquiesce aussi à mes demandes de timbres de collection, qui me transportent au bout du monde e fait mine de choisir avec moi les fils plastique de scoubidous. En échange, je fais volontiers des dictées exotiques du cru de tonton. J’écoute ses longs monologues sur le civisme, la bienséance indispensable à une jeune fille de bonne famille dont les parents sont morts au bagne. Les messages passent, ainsi que les explications ardues sur les méandres de la deuxième guerre mondiale et le nazisme. En échange, je dois réciter, sans faute, les tables de multiplication, les leçons d’histoire et géographie. Je coopère ravie aux digressions et apartés. J’accepte aussi de me laver les mains, en toutes occasions, avec un savon fleuri au muguet. Ne restent que les exercices de calcul, le dada de tonton, ex-expert comptable, avant de prendre une retraite très tardive. Là, misère, je souffre, souffle et peine, tant je suis récalcitrante à la logique.
Dans la rue de tonton, j’ai dépassé l’épicerie fine, où il s’approvisionne en clémentines, sans pépins. Je suis déjà devant son immeuble en briques rouges. Je traverse le premier bâtiment, la cour intérieure, je suis à l’ascenseur et je sonne au quatrième étage.
Tonton pousse vers moi une paire de patins. Mon deuxième chez moi est un confortable studio surchauffé où prédomine le vert, papier mural surchargé de lierre dans l’entrée, feuillage massif pour le dessus de lit, grand format, de l’alcôve et les double-rideaux assortis du salon. La salle de bains au carrelage usé porte mon coup de patte. Des assauts répétés qui l’ont parée de décalcomanies du bestiaire Disney : Mickey, Minnie, Pluto, Dumbo, Donald et sa famille. À force d’allers-retours endiablés sur le parquet ciré par la concierge, le sol est rutilant. La gardienne profite des largesses de tonton, qui décidément, se croit toujours en Amérique du Sud. Elle encaisse avec un gloussement poli, les petits billets-pourboires. Tonton m’invite régulièrement à danser le tango argentin, c’est pour lui un grand retour aux paillettes de sa jeunesse, et il se laisse aller aux confidences, lorsque les dames, bien sous tous rapports, le conviaient, lui, Andrès, por favor, à exécuter des figures sur la piste. Le terrain est alors des plus propices pour m’amuser ; je peux me jucher sur ses pieds, que font tournoyer les inséparables patins, et contourner les mains jointes, en cadence, les deux fauteuils en cuir ébène, et le meuble coffre-fort.
Le jeudi midi, tonton dresse la dînette, pour nous deux, sur la toile cirée de la cuisine ; les assiettes de vieille faïence sont dépareillées et ébréchées. Le soir, la dégustation en solitaire est plus sobre, restes ou jambon dégustés directement sur le papier sulfurisé du traiteur. Au déjeuner, il ouvre une bonne bouteille de vin, qu’il sirote jusqu’au dessert, dans un petit verre à moutarde, et écoute religieusement son émission radiophonique journalière, Sur le Banc. Ce sont les tribulations de deux clochards parisiens, homme et femme, qui se renvoient calembours et railleries sur l’actualité. Ces plaisanteries sont un bon prélude à notre prochain long métrage King Kong. J’anticipe le plaisir du changement. Pour une fois pas de Far-West, luttes entre cowboys et indiens, attaques de banques et diligences, qui sont mon lot hebdomadaire. Sans parler du feuilleton journalier, à la télévision, Aigle Noir, chronique d’Amérindiens Cheyennes, qui vivent en famille, dans leur tipi, et dont les coutumes ancestrales inspirent le respect. Je préfère entre toutes les apparitions de Perle-de-Rosée, en robe de daim caramel, à longues franges souples. L’indienne, douce et soumise illumine l’écran de sa beauté féline et de ses lèvres nacrées.
Nous avons dépassé des bâtisses haussmanniennes rénovées ou écaillées, étroites ou alourdies de longs balcons vieillots, la bouche de métro tiède qui déverse et avale des individus pressés, sans signes distinctifs. Les terrasses de cafés accueillent autour de minuscules tables bistro des clients bavards, serrés les uns contre les autres et d’autres dont le regard perdu échappe à l’agitation. Certains, comme des piliers, se collent au bar pour se "péter la ruche" et le serveur, vêtu de sombre, zigzague entre eux, un plateau rond chargé dans une main, une serviette sur l’autre bras.
Spectacle ordinaire de passants indifférents, qui se croisent machinalement et d’un vieux tonton et sa petite fille qui arrivent ravis devant la vieille façade arrondie du cinéma-théâtre de quartier, repeint à neuf. Une affiche énorme, colorisée, présente le film de la semaine, une jolie jeune femme dressée au creux de la main velue de King-Kong, et d’autres, plus réduites, annoncent les prochains spectacles. Entre la caisse et la salle de cinéma, je dévisage les portraits en noir et blanc d’artistes célèbres que je ne connais pas. Je joue encore avec mon yoyo quand nous descendons l’allée principale, moquettée en grenat, comme le lourd rideau de scène. On louvoie entre les fauteuils rouges, rabattus, pour finalement choisir le troisième rang où tonton verra mieux avec ses verres épais cerclés d’écaille. Je biche du haut de mes un mètre quarante cinq et regarde du coin de l’œil les autres enfants, qui eux, ont le droit de mâchouiller du chewing-gum. La placeuse déchire notre ticket ; tonton, opulent, investit totalement son siège en velours. Les hauts parleurs diffusent de la musique entraînante, et les actualités nasillardes sursautent bientôt à l’écran. Déjà, je chantonne machinalement - C’est un déjeuner, un goûter délicieux, Banania ! Hum, Y’a Bon, Y’a Bon Banania ! Puis s’imposent Monsavon, Martini et la Boldoflorine. L’ouvreuse chapeautée, tailleur pourpre, longe la fosse du théâtre et s’avance vers nous, panier en bandoulière, elle énumère en boucle : bonbons, caramels, esquimaux, chocolat et l’écran lui renvoie en chœur – Les voilà, les voilà, les voilà, les esquimaux, les esquimaux. Pour moi c’est un vrai feu d’artifice : vanille pour tonton, fraise pour moi. Et le petit mineur bleu, blanc, rouge, casqué, se glisse dans le faisceau lumineux et lance habilement son piolet dans la cible rouge. Jean Mineur Publicité, 79 Champs Elysées, jingle, le 1000 pivote pour s’égrener en Balzac 00.01…
Tonton qui somnolait, esquimau à la main, est tiré de sa torpeur par les froissements répétés de papier bonbon dans son dos. Il prend le temps d’enfiler ses mocassins. Et, d’un seul coup, c’est l’orage qui s’abat sur la salle. Tonton s’est dressé ; sa silhouette surdimensionnée se découpe sur l’écran. Il s’est tourné vers le responsable du désagrément, et ses yeux s’exorbitent. Médusée, je l’entends hurler, plus fort que le bruit du projecteur : Police, appelez la police ! Je regarde autour de moi, sidérée, pas d’alarme, pas de hold-up, ni feu ni catastrophe en vue. Tonton pointe l’index accusateur vers un pauvre bougre toujours assis derrière moi. C’est un arabe, tout de blanc vêtu, tête enrubannée, longue Djellaba, teint cuivré. Tonton vocifère :
– Sale bicot, ENVAHISSEUR, que la police l’emmène. Moi, j’ai fait la guerre de 14 – 18. J’ai défendu mon pays et j’ai été blessé sur le front ennemi.
Tonton est écarlate, ses cheveux blancs rabattus en arrière et soigneusement gominés à la Tino Rossi, lui tombent lamentablement sur les yeux. Puis tout s’emballe, tonton postillonne, injurie l’étranger qui lui fait face, veut l’agripper. Il respire mal, s’étouffe, titube. Il passe du cramoisi, au blanc et au gris et s’écroule lourdement. Brouhaha général. Les pompiers arrivent rapidement sur les lieux, prévenus par des témoins de l’altercation. Nous nous retrouvons aux urgences de l’hôpital et en réanimation.
Plusieurs jours après, tonton a été transporté à la clinique la plus proche de notre domicile. Il a fait une crise cardiaque et ses antécédents de santé, un foie malmené par des agapes répétées, ont généré une jaunisse. Le personnel croit que j’ai douze ans et permet mes visites prolongées. Tonton a le fond de l’œil et la peau citron, ses forces l’ont abandonné, Il bredouille et bave. Les gestes les plus simples relèvent du chemin de croix. Il a trouvé et accepté avec humilité l’aide charitable de son voisin de chambre, qui le rase, rafraîchit avec douceur sa peau grasse aux pores dilatés et l’assoit sur le lit. Tonton peut ainsi se brosser maladroitement les dents, sans trop avaler de dentifrice. Le jeune homme encourage ses efforts et essuie patiemment la commissure des lèvres et le vieux menton tailladé.
Je suis venue au moment du plateau-repas. Tonton ne mange rien, mais il partage son poste de radio transistor avec son nouvel ami, à qui il essaie vainement d’expliquer les plaisanteries des deux clochards, de notre émission fétiche. Il s’épuise vite à force de tendre l’oreille et de bafouiller. Il a complètement adopté le petit arabe respectueux, qui l’appelle gentiment pépé, et tonton lui prodigue ses conseils de vétéran.
Tonton s’est endormi pour toujours, un petit sourire espiègle en coin. Il a donné son transistor à Medhi et à moi la pièce en or, celle qui était serrée sur son cœur, lorsqu’il a été grièvement blessé à la guerre ; elle est tordue par l’impact de la balle.
Sélène
Les chèvres
I
Antoine ? C’est ce trentenaire aux yeux noirs et cheveux blonds qui promène une démarche décontractée sur un trottoir de Sein-Pris. Il est 20h15, il vient de fermer son cabinet et il va au cinoche. Une avant-première d’un film dont on n’a pas trop entendu parler et qui ne sortira en salle qu’à la rentrée, en présence du réalisateur Maurice Piolot, de la productrice Mag Bodard, celle-là même qui a produit les Parapluies de Cherbourg et de l’actrice principale Bernadette Groville. Antoine est dingue de cinéma. Normal. Avec une mère sortie major de l’INC[1], en 63, option montage-scripte. Il fait même partie du 1er collectif de cinéphiles des Variétés de Sein-Pris. C’est même le premier collectif en France ! Cocorico !
Il aurait pu coupler passion et profession et devenir monteur ou scénariste ou même réalisateur ! Une imagination qui déborde plus couramment que le Nil… Et quelle vista ! A huit ans, il découpait et collait déjà des pellicules super 8 des films de famille que tournait sa mère ! Enfin, famille, c’est beaucoup dire ! Elle était réduite à sa plus stricte expression : 1+1.
C’est qu’Antoine n’a jamais connu son père. Un homme que Francine aurait beaucoup aimé et qui aurait préféré aller voir ailleurs quand il aurait appris qu’Antoine était dans le tiroir. Pas comme Guy des Parapluie de Cherbourg, justement, qui a reçu sa feuille de route pour partir en Algérie sans savoir que Geneviève était enceinte ! Mais faut pas en dire du mal du géniteur, Francine se montre encore pleine de clémence et n’a jamais – du moins devant son fils - fait le moindre reproche.
Elle a élevé l’enfant toute seule, le faisant suivre sur tous les lieux de tournage, se chargeant elle-même de sa progression scolaire. Une mère exemplaire, quoi !
Antoine est plein d’admiration pour cette femme qui a su mener de front sa carrière professionnelle et son rôle de mère. Toujours présente, à l’écoute, docile et caressante, sans jamais mettre son pied dans l’écuelle comme il aimait à le répéter. Il l’admire d’autant plus qu’elle n’est plus.
Voilà 3 ans qu’elle est décédée. En vacances, à Sète, écrasée par un bulldozer qui avait décidé de vivre sa vie et de sauter de la plateforme du camion qui le transportait dans une rue en pente.
Antoine a choisi d’être toubib, une vraie vocation, un serment d’Hippocrate prêté en 86 et jamais repris. Généraliste, il est l’ami de tous et surtout de la colonie de Maliens entassés dans les préfabriqués en face de la gare ; il accepte de les soigner gratos si bien qu’il a aussi pour clients tous ceux qui travaillent aux tuileries à Villiers mais eux, ils ont les moyens de payer consultations et médocs. Tout le monde l’appelle le marabout et il s’en fout ! D’ailleurs, chaque fois qu’il reçoit masques et grigris en cadeaux, il s’empresse de les accrocher dans la salle d’attente de son cabinet de la place du Bronze. Ça protège à la fois du mauvais œil et des racistes.
Quand Antoine arrive devant Les Variétés, la queue se prolonge sur le trottoir de la rue Gambetta. Il pourrait couper la file : au ciné, il n’a que des amis. Mais les entourloupes c’est pas son truc, alors il fait la queue comme tout le monde. Il est plutôt content qu’il y ait autant de spectateurs, c’est pas souvent le cas. Quand arrive son tour, il embrasse Catherine et lui demande si Marlène est déjà là.
- Oui, elle est arrivée, il y a un petit quart d’heure et te garde une place.
Dans la salle aux fauteuils rouges, il ne tarde pas à repérer ses boucles blondes indomptables qui cascadent sur sa robe noire éclaboussée de petites fleurs. Marlène, c’est sa chérie. Deux ans qu’ils vivent ensemble, depuis qu’il a terminé son internat à Paris. C’est d’ailleurs pour Marlène qu’il est venu s’installer ici. Ses parents lui avaient acheté un appartement à Sein-Pris pour fêter sa maîtrise en Lettres modernes obtenue à la Sorbonne. Ils s’étaient rencontrés dans une fête d’étudiants, ils s’étaient plu illico et ne s’étaient plus jamais quitté.
Il s’assied à côté d’elle, lui roule le patin qu’elle préfère et plonge sa main dans les popcorns, son repas des soirées ciné.
- Tu vas être déçu, le réalisateur s’est décommandé. Une angine d’été le cloue au lit. C’est Richard qui me l’a annoncé quand je suis arrivée. Mag Bodard et Bernadette Groville assureront la promo.
- C’est une fille intelligente, pas que jolie, la Bernie elle devrait bien s’en tirer ! J’ai pris mon calepin pour prendre des notes pendant le film. Elles ne manqueront pas de questions.
Les lumières du plafond s’éteignent les unes après les autres pour laisser la salle dans le noir le plus total à l’exclusion des veilleuses.
Sur l’écran s’impose immédiatement le Petit Mineur et sa kyrielle de réclames.
Passage devenu obligé.
Les lumières se rallument. Richard - le directeur du théâtre - fait son apparition devant l’écran noir accompagné de la productrice et de la vedette qui n’a pas lésiné sur la tenue : une robe beige rosé moule une silhouette comme sculptée dans le marbre. Une longue fente sur le côté révèle le galbe parfait d’une jambe et l’on peut facilement imaginer que la deuxième est aussi belle.
Antoine n’est pas de bois, Marlène le sait. Alors elle glisse sa main entre ses cuisses, sous le pot de popcorns, histoire de lui rappeler qu’elle est là et bien là.
Richard présente Bernadette. Quelques mots sur sa filmographie. Des excuses pour l’absence de Maurice Piolot. C’est au tour de Mag. Elle évoque leur rencontre sur le tournage des Parapluies. Il était l’assistant de Jacques Demy. A l’instar de son mentor, Piolot nourrit son œuvre de la vie elle-même.
Place au film : La double vie de Juliette
II
Sur l’écran, une jeune femme, coquette, rouge à lèvres rose nacré, un large bandeau rose maîtrise ses longs cheveux blonds. Elle fait manger un enfant de quatre ans. Un petit garçon, brun, la raie bien tracée au cordeau, un bavoir autour du cou. Sur l’écran de télé des images des soldats rentrant d’Algérie. Des blessés. La mère éteint brusquement. Elle ne veut pas de ces images pour l’enfant.
Sur le réfrigérateur, un flacon de Théralène.
- Allons, mange, Robin ! Encore une cuillère !
- Mais j’ai mal au ventre maman ! J’ai envie de…
Il saute de sa chaise et se précipite aux toilettes. Des bruits de vidange inquiètent la mère.
- Alors là c’est trop ! Je te donne une douche et je t’emmène chez le docteur Vandenberg.
Les voilà dans la salle d’attente ; ils n’ont pas le temps de s’installer que le médecin les fait déjà entrer dans son cabinet.
- Alors, Juliette, il nous fait encore une dysenterie, ce petit ?
- Oui, quatre fois à la selle depuis ce matin.
Le médecin sort de son tiroir un document qui n’est autre qu’un nuancier et le tend à Juliette pour qu’elle précise. Elle hésite un peu et pointe son index sur le vert anis.
- Je vois, je vois…
Dans la salle, Antoine est sidéré. Il attrape son calepin et écrit quelques mots qu’il montre à Marlène :
- J’ai déjà vécu cette scène ! Ça ne s’invente pas !
Marlène s’empare du crayon :
- Dans tes rêves !!!
Antoine hausse les épaules et se remet dans le film : la double vie d’une jeune mère célibataire qui fait des études de cinéma à L’INC et qui utilise son corps pour s’arrondir les fins de mois et malencontreusement le ventre. Tout en protégeant l’innocence de son fils, Juliette tire profit de ses atouts ! Non seulement, ils lui permettent de vivre correctement, mais ils lui offrent l’occasion de passer ses examens avec plus de facilité. Une bonne dose de Théralène à l’enfant en guise d’apéro du soir et les visiteurs peuvent défiler sans crainte de le réveiller.
Sur le carnet, Antoine et Marlène dialoguent en silence :
- Ma mère a fait ses études à l‘INC !
- Arrête de fantasmer, ta mère est irréprochable !
- Je sais mais faut reconnaître que les coïncidences sont plus qu’étranges ! Ma mère aussi est sortie major de sa promotion !
- Rien à voir avec la promotion canapé, allons, Antoine, reviens à la réalité ! Là, c’est de la fiction, rien à voir avec ta mère, avec toi ! N’oublie pas la chèvre de M. Seguin !
- Et si… et si effectivement, elle avait fini par mettre le pied dans l’écuelle sans que je le sache ?
Antoine n’en peut plus, repousse le bras de Marlène et sort précipitamment. Elle le rattrape sur le trottoir. Il a les yeux rouges, les mâchoires serrées. Elle ne l’a jamais vu s’emporter. Toujours d’humeur égale, pas un mot plus haut que l’autre. Jamais un geste déplacé.
- Je reconnais tout, je te dis, l’appartement, la ville, les évènements, le Théralène ! Et si moi, je les reconnais d’autres feront aussi le rapprochement ! Robin, c’est moi ! Juliette, c’est ma mère ! Ce Maurice Piolot n’a fait qu’exploiter la réalité. Il a voulu la salir ! Je sais si ce qu’il raconte est la vérité et c’est pas elle qui pourra infirmer ce qu’avance cet enculé ! Faut que je fasse quelque chose, je peux pas le laisser diffuser toutes ces saloperies !
III
Depuis deux jours, Antoine a disparu. Pas un coup de fil.
Marlène est très inquiète. Elle sait pourtant que c’est un garçon équilibré, réfléchi mais elle l’a vu à la fois si désemparé et si déterminé à la sortie des Variétés ! Elle a mené son enquête et appris que Maurice Piolot avait lui aussi fait ses études à l’INC, en même temps que la mère d’Antoine…
Elle imagine le pire…
La chèvre prend son élan du fond du palier. Le recul sera-t-il suffisant ? La détermination, elle, le sera. Comme le Titanic qui percute l’iceberg, les deux cornes font exploser la porte d’entrée de l’appartement du 5ème étage du 13 bd Richard Wallace à Neuilly sur Seine. Maurice Piolot, bourré de médicaments, met le fracas sur le compte de ses délires récurrents. Il ne cherche même pas à soulever son corps de ce lit humide qui sent la sueur et la maladie.
La voilà sur la moquette verte de la chambre. Dehors, derrière la croisée, coule la Seine. Elle se dresse sur ses pattes arrière et se penche sur le réalisateur. D’un mouvement précis, elle trace, avec un bistouri, comme un grand sourire rouge d’une carotide à l’autre. Le sang bouillonne, cascade sur les draps blancs et se répand sur la moquette. L’aspirine ingurgitée depuis quelques jours s’avère une alliée efficace. En deux minutes seulement le réalisateur est vidé de son sang…
… Marlène se réveille en sursaut. Du sang poisse son corps. Non. De la sueur seulement. Juste un mauvais cauchemar.
Mais l’absence d’Antoine, elle, est bien réelle. Aucune empreinte de son corps sur les draps et l’oreiller. Aucun bruit dans l’appart.
Une douche pour effacer les images de la nuit. Elle doit se préparer. Elle doit être au lycée Joffre à 10h. Pendant que passe le café, elle écoute la radio.
Incendie gigantesque cette nuit dans les locaux de la société Action Distrifilm, à Massy-Palaiseau.
Un incendie d'une forte ampleur a ravagé 2.500 m2 d'entrepôts. Le feu, qui n'a fait aucune victime et dont l'origine reste à déterminer, s'est déclaré peu après 2h du matin.
"C'est vraiment une catastrophe. Il ne reste rien, que les quatre murs, nous sommes abasourdis", dit le directeur d’Action Distrifilm. "Le bâtiment abritait d'innombrables copies de films, mais aussi une grande partie du matériel technique. "
L'incendie aura mobilisé quelque 80 pompiers et une vingtaine de véhicules et nécessité plus de cinq heures pour être circonscrit.
Le feu a généré un panache de fumée de 50 m de haut, d'énormes flammes de 15 à 20 m du fait de la présence de nombreuses copies anciennes en nitrate, composant très facilement inflammable…"
Marlène éteint la radio. Elle prend son téléphone et appelle Richard. Il faut qu’elle sache.
Elle voulait savoir, maintenant elle sait : Action Distrifilm était bel et bien chargée de distribuer La double vie de Juliette. Sans faire de commentaire, elle raccroche.
Une clef glisse dans la serrure.
Mô
[1] Institut National Cinématographique
Tenue de soirée
Elle avait hésité quelques secondes, attrapé son sac à la hâte avant de tirer la porte d’un bref claquement à peine audible mais sec dans lequel elle mettait déjà une partie de sa contrariété. Clac, comme lui clouer le bec. Dehors il faisait froid et elle reçut une gerbe d’eau au passage d’un véhicule qui roulait rapidement le long du trottoir. Elle lança une insulte à haute voix à l’encontre du conducteur invisible du fait de la nuit et des gouttes qui irisaient les vitres. Elle était excédée et chercha dans sa voiture un peu de paix et de sérénité, une bulle à elle seule pour évacuer ses tensions. À cette heure de la soirée d’hiver, pas question de faire une promenade à pied, ne serait-ce que le tour du quartier. La pluie était drue et semblait secouer les arbres, dispersant les feuilles roussies qui demeuraient encore accrochées. Ambiance de tension partout, dans les branches qui se tordaient, dans le ciel qui se déchirait, dans l’obscurité qui se trouait d’éclats de lumière artificielle à intervalles réguliers. Les essuie-glaces, comme un travelling inexorable trop intense, balayaient le rideau mouillé scintillant au rythme de l’averse, avec violence, heurtant la carrosserie de coups sourds comme venus des confins de l’univers un jour de big bang.
- Mais quelle idée j’ai eu de sortir par un temps pareil ? se dit-elle, hésitant à renoncer en s’éloignant du sillage des traces de pneus de la voiture qui roulait devant elle.
Il y avait eu un coup d’éclat suivi d’un scénario habituel, celui d’une dispute et elle avait maintenant besoin de se calmer. Elle suivit, un peu au hasard, les faisceaux rouges vrillant sur l’asphalte liquide devant elle. Elle appuya sur le bouton de la radio, presque machinalement. Immédiatement la musique et les voix furent comme un baume apaisant sur sa colère. Le timbre chaud et vibrant de Claude Nougaro passa de ses oreilles directement vers son thorax et ralentit l’allure des battements de son cœur. « … rien à faire, je flanche, j’ai du cœur mais pas d’estomac. ». Pour elle aussi sur l’écran noir de ses nuits blanches elle se faisait des avalanches de sensations négatives qui la laissaient irascible et vindicative. Elle ne se reconnaissait pas. Elle se croyait équilibrée, pondérée, sérieuse et attentive aux autres, on le lui avait dit souvent, mais ces mots n’étaient plus en symbiose avec son état actuel. Quelque chose s’était fêlé en elle, et un fiel s’écoulait maintenant la rendant parfois agressive ou la laissant désemparée, pleurant pour un regard ou un mot qu’elle n’arrivait pas à recevoir. « Cinéma, cinéma », les mots de Nougaro résonnaient dans son habitable étanche, la réconfortèrent et suscitèrent en elle un début de désir. Si elle allait au cinéma ? Quelques minutes plus tard elle se gara à proximité du multiplexe, courut sous les gouttes drues jusqu’au hall d’accueil. Elle poussa l’un des panneaux d’un grand mur transparent.
Flash-back. Une ruelle grise et étroite au centre-ville, peut être une épicerie, elle ne sait plus. Elle se souvient uniquement de ce minuscule cinéma non loin de l’église. Après le travail, en fin d’après-midi, elle faisait le détour avant de rentrer dans son studio de célibataire et franchissait une porte étroite, grinçante et poussiéreuse sur laquelle des affiches annonçaient des concerts, des expositions ou d’autres évènements culturels. Le programme était imprimé en noir et blanc sur une feuille, planning au recto, comme un emploi du temps scolaire et synopsis au verso. Elle gardait les feuilles, semaines après semaines, cochant les films qu’elle venait voir. Cela servirait lors des épreuves de culture générale du concours. Elle allait au cinéma comme elle étudiait un roman, avec sérieux et application. Les deux petites salles étaient toujours occupées mais à l’heure où elle avait ses habitudes, les rangs étaient plus clairsemés et elle pouvait choisir sa place préférée, au centre de la 6ème ou 7ème rangée. Elle s’installait confortablement, s’assurait qu’elle avait ses mouchoirs laissant le silence et l’obscurité l’étreindre.
Aussitôt passée la porte vitrée, elle a tenté de sécher son visage. Le kleenex n’est déjà qu’un amas informe humide. Tant pis pour les gouttes, après tout nul n’est besoin de faire des efforts de coquetterie au cinéma. La tenue de soirée est réservée à d’autres lieux. Voir un film, c’est sortir de son univers et rentrer dans un autre monde. Pour elle, ça fonctionne ainsi. Les lumières s’éteignent, le générique défile, en deux minutes elle est ailleurs ou alors elle sait que cela ne marchera pas.
Plusieurs années de films à la sortie du bureau, en général seule. Ainsi il y avait eu La Terrasse d’Ettore Scola. Elle l’avait vu deux fois. Elle avait aimé ces portraits croisés, ces acteurs : Jean-Louis Trintignant, Gassmann, Mastroianni, Marie Trintignant. Et cette deuxième fois, Mathieu, un collègue de bureau était venu s’asseoir près d’elle. Hasard ? Elle ne s’était pas méfiée. Mathieu elle le connaissait bien, elle connaissait aussi sa femme. Mais dans la salle obscure les principes et les bonnes manières étaient comme gommés. Elle s’était laissé faire. Le cinéma n’était plus seulement le moyen de parfaire sa culture pour tenter de briller dans les concours administratifs.
Tout en continuant à éponger ses mèches avec ce qui reste de la boule du kleenex, elle regarde les affiches placées en hauteur. Le hall est une immense cathédrale surmontée d’un dais de spots. La rumeur du public, nombreux en début de soirée, accompagnée des cliquetis des jeux et les sons mélangés des écrans qui diffusent en boucle les bandes annonces l’ont étourdie. Elle a du mal à se concentrer sur les affiches. Sur un grand panneau des visuels d’un format plus réduit sont accompagnés des synopsis et de la durée du film. Il faut se presser car elle n’est pas seule à faire son choix. Ayant éliminé quelques films dits d’action, des comédies qui la font rarement rire, des films d’animation pour enfants, des histoires de science-fiction – elle n’a jamais aimé cela – elle se dit que ce thriller pourrait être intéressant, s’il n’est pas truffé d’effets spéciaux. Il lui faut le billet maintenant.
Malgré un tour d’horizon exhaustif, elle ne distingue pas de guichet.
- Cela doit faire longtemps que je ne suis pas allée au cinéma pense-elle, je n’arrive même pas à savoir où il est possible de se procurer le billet.
Elle achetait le carnet de 10 tickets à prix réduit, parlait à Denise qui ouvrait le cinéma, lui demandait conseil sur les films de la semaine, deux ou trois, pas davantage. Elle remonte le temps encore plus loin, années 60. Enfance, sorties le samedi soir avec Mamie au Téléma. Le samedi soir on attendait l’ouverture de la salle du village en discutant avec les voisins. Presque tout le monde se connaissait. La salle était grande et il y avait une estrade. Avant le film le rideau s’écartait et nous regardions les actualités. Puis un autre écran descendait et on pouvait lire les « réclames » des commerçants, l’opticien, le garagiste, l’imprimeur et même Josy la coiffeuse. La télévision n’était pas encore à la maison. Le cinéma nous reliait au monde et aux gens du village. Bien sûr à l’entracte, la dame du guichet prenait son panier en osier et proposait ses friandises dans la salle. Mamie achetait des esquimaux ou alors des bonbons mous à la menthe, toujours les mêmes, nos préférés.
L’odeur de pop-corn efface la saveur mentholée d’enfance et semble remplir tout l’immense volume du hall, incongrue, uniforme pour tous, passage obligé pour le consommateur. On consomme le film de la même manière que le pop-corn, presque machinalement.
- Mais où puis-je acheter un billet ?
Elle voit une rangée d’automates qu’elle a confondus avec des jeux électroniques, sortes de distributeurs de banque.
- C’est donc ça ! Il n’y a même plus de guichet. Dix salles environ et un personnel réduit au minimum pour guider les clients vers leur salle les faisant suivre les rangées bordées de bandes élastiques rouges afin qu’ils ne s’égarent pas dans ce no man’s land. Côté service de pop-corn et gigantesques doses de coca, deux serveurs s’activent.
Elle suit les instructions de la machine. Le film, jusque-là ça va, elle a trouvé le titre convoité. L’horaire. Ah ? On lui propose 22h35 soit une attente de près de deux heures. D’un seul coup elle se demande si elle a bien fait de venir ici. Le bruit, les machines qui remplacent les hommes, les inconnus qui attendent derrière elle, tout cela l’irrite. Elle est venue pour se détendre et c’est l’inverse qui survient.
Ce jour-là le paquet de mouchoirs y est passé. Émotion maximale. Pourtant cela avait mal commencé. Les premières images sont dépourvues de son. Film muet ? Non, incident technique dans la cabine de projection. Elle est sortie de la salle et a tapé à la porte.
- On n’a pas de son, vous pouvez arranger ça ?
Il a fait le nécessaire et elle s’est laissé gagner par l’histoire sur l’écran. Après le générique de fin elle a pris quelques minutes pour sécher ses larmes avant de sortir. Le projectionniste l’attendait. Il l’a regardée avec son regard clair et compréhensif.
- Alors le film vous a plu ?
- Magnifique, mais j’en suis toute retournée.
- Je vois ça, a- t-il dit en riant. Venez, je vais vous monter mon antre.
Il lui a expliqué les bobines, les images qui défilent à raison de 24 par secondes, les réglages, le son. Une fois si vous voulez, vous pourrez venir voir un film depuis la cabine, vous verrez, c’est passionnant. Il aimait son métier. Ils devinrent amis, partageant leurs avis sur les films au café voisin.
- D’ici peu on devra rénover avait-il dit un jour. Il y a un projet de multiplexe.
- Multiplexe ?
- Un complexe avec de nombreuses salles équipées de sons multidirectionnels, des restaurants à côté, des commerces et tout ce que les gens veulent aujourd’hui.
- La stéréo ?
- Bien davantage !
- Mais ici c’est bien comme ça, répondit-elle, sans percevoir que derrière cet écran il y avait de tels enjeux que la lutte était perdue d’avance.
Il y avait bien eu des tentatives de sauver la salle mais la commission de sécurité avait rendu un avis défavorable et l’exploitant ne pouvait engager les dépenses nécessaires. La salle avait cessé de fonctionner.
Elle se demandait ce que devenait Lionel, le projectionniste qu’elle n’avait plus revu depuis la fermeture. Elle avait renoncé à se faire délivrer un billet et s’était installée dans le coin réservé aux consommateurs de boissons gazeuses, se contentant d’une bouteille d’eau. Le calme était revenu car les films étaient en cours de projection et une ambiance plus sereine régnait dans cet espace impersonnel. Quelques personnes vinrent s’attabler non loin d’elle et elle constata qu’un couple, muni d’une glacière, sortait un pique-nique autant appétissant que copieux. Tout en déballant des parts de quiche à l’évidence confectionnée chez eux et débouchant une bouteille de vin rosé, ils discutaient échangeant leurs points de vue.
- Je ne me suis pas ennuyée une seule seconde !
- Quel moment intense, quand les Filles du Rhin grimpent sur les rochers et sautent dans l’écume !
- Et lorsque le Rhin devient tout rouge du sang de la blessure de Siegfried qui meurt. C’est étonnant de dispositif de mise en scène.
Ils avaient nommé Robert Lepage et évoqué cette machine, appareil scénique sur lequel sont projetées des vidéos. Elle comprit qu’ils parlaient de ce qu’ils étaient en train de voir au cinéma : un opéra. Elle entendit dire qu’il s’agissait d’une retransmission du Crépuscule des Dieux de Wagner en direct du Métropolitan Opéra de New York. C’était l’entracte et les deux mélomanes, profitaient de cette pause pour se restaurer. La séance durait six heures en trois parties. Ils n’avaient pas de tenue de soirée et savouraient leur spectacle lyrique avec une gourmandise évidente.
L’opéra, elle n’y allait plus, ce n’était plus dans ses moyens. Captivée par les propos du couple qui faisait leur « opéra-bouffe », elle les aborda.
- Si j’ai bien compris, vous êtes à l’opéra ce soir ?
- On a pris un abonnement. Vous aimez l’opéra ?
- J’aime, mais c’est hors de prix. Je me contente de la télé, quand ils retransmettent Orange.
- Vous ne savez pas que dans ce cinéma on peut voir des opéras en direct ?
Elle se fit expliquer les modalités pour assister à ces représentations, et le prix de la place finit par la convaincre. À regret elle laissa ce couple d’afficionados rejoindre leur Walhalla.
Sa fébrilité du début de la soirée s’était évanouie. Elle avait pris du recul, retiré le zoom de son regard. Dehors la pluie avait redoublé d’intensité. Elle mit le moteur en route et rechercha la station de musique classique. « Alléluia » entendit-elle, composé par Buxtehude dans l’interprétation du chœur Accentus de Laurence Equilbey. C’était bon signe. Elle se demanda si dans les films ce n’était pas la musique le plus important. Mozart dans Out of Africa lui revint spontanément dans les oreilles, puis la valse d’Amélie Poulain, et Mort à Venise, poignant avec Mahler.
Elle se sentait bien et allait rentrer. Son mari lui demanderait avec une légère pointe d’ironie :
- Bonne soirée ?
- Excellente ! La semaine prochaine je te sors à l’opéra.
Il ne la croirait pas. Pourtant, le samedi suivant, il la suivrait. Elle mettrait son jean et un pull à col roulé, sa « tenue de soirée ».
Le petit fleuve côtier était gonflé des pluies diluviennes. Au passage du gué habituellement à sec elle hésita, puis accéléra. Le véhicule fut happé par les flots en furie. On la retrouva deux jours plus tard en aval, tenant dans sa main les restes de deux billets.
Domi
Meurtres annoncés
Les 12 coups de minuit sonnent à l'église St Germain, juste à côté du cinéma du même nom, situé rue Guillaume Apollinaire, dans le 6ème arrondissement. La dernière séance est terminée, les quelques spectateurs présents quittent la salle.
José, le projectionniste accessoirement homme de ménage et vendeur de billets, s'apprête à aller nettoyer la salle avant de la fermer. Il est fatigué, il lui tarde de rentrer chez lui.
Il se dirige vers le fond de la salle, c'est toujours de cette façon qu'il procède, et vérifie la propreté des rangs Il lui semble apercevoir une ombre entre le dernier et l'avant-dernier rang.
L'endroit est mal éclairé, il s'approche, se baisse, allume sa torche en direction de cette forme noire. Il distingue un corps inanimé, allongé sur le sol. José éclaire de plus près, il pense que c'est une personne qui a perdu connaissance. Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il se rend compte que le corps inanimé est un cadavre. Il examine plus longuement le visage. Il s'agit d'une jeune femme. Il ne touche à rien, en cas de meurtre tout doit rester intact. Il appelle immédiatement la police.
Le commissariat n'est pas loin, il entend rapidement les sirènes des voitures de police qui approchent. Les portes claquent, l'inspecteur principal Berthier, brun, mince, la quarantaine, cigarette au bec, descend de son véhicule accompagné de son jeune stagiaire, Cheng, fraîchement diplômé de l'école de police. Ils s'approchent rapidement de José qui les attend à l'entrée du cinéma. Ce dernier s'empresse de les amener près du corps, visiblement ravi de se soustraire aux premiers froids de l'hiver. Nous sommes fin novembre, le temps est pluvieux, les nuits parisiennes sont plutôt froides et humides.
Arrivé sur les lieux, l'inspecteur Berthier se penche sur la victime, examine la blessure du cou qui a entraîné la mort et demande à son stagiaire de prendre des notes.
"La victime est de sexe féminin, environ 30 ans, de type Européen, brune, cheveux longs. Elle est vêtue d'un imperméable beige". Son sac traîne un peu plus loin sur le sol, il ne contient que des accessoires féminins. L'arme blanche qui a servi à la tuer ne se trouve plus sur le lieu du crime.
Cheng regarde le corps avec un certain trouble, l'inspecteur met çà sur le compte de son manque d'expérience. C'est un jeune garçon âgé de 25 ans, les cheveux noirs, raides, yeux bridés, visage d'adolescent, portant des lunettes, l'air intellectuel, déterminé et tenace.
Il s'approche de l'inspecteur et lui dit : "L'équipe de la police technique arrive, elle va procéder aux constatations et prélèvements d'indices, il faut leur laisser la place".
L'inspecteur s'exécute et en attendant le médecin légiste, commence à poser les questions habituelles au projectionniste, puis lui demande si, parmi les spectateurs, se trouvait un homme à l'air plutôt louche. José n'a rien relevé de suspect. L'inspecteur l'autorise à rentrer chez lui.
Le médecin légiste arrive enfin; il s'approche de la victime et, avec l'aide de l'équipe technique qui a déjà procédé aux prélèvements d'usage, soulève le corps et le retourne sur le dos. L'inspecteur surveille l'opération ; il aperçoit un papier dans la main droite du cadavre. Il le récupère soigneusement à l'aide d'une pochette en plastique pour ne pas effacer les empreintes et lit le contenu. Le jeune stagiaire se rapproche de lui et découvre le message en même temps :
"La haine est sainte, elle est l'indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise. (Émile Zola). Je vous conseille de méditer là-dessus, inspecteur. Signé : Le présumé coupable".
Les policiers restent perplexes. Que veut-dire ce message? Pourquoi cette citation?
Berthier pense tout haut : "Je crains que nous ne soyons tombés sur un psychopathe".
Tous les deux se dirigent vers leur véhicule. Ils vont essayer de dormir quelques heures avant de rejoindre le commissariat où ils attendront les conclusions des analyses.
Le lendemain vers 13h, l'inspecteur et Cheng, sont en train d'examiner les rapports techniques du meurtre commis la nuit dernière, lorsque le commissaire rentre violemment dans leur bureau. Il est furibond, on vient de le prévenir qu'un nouveau meurtre a été commis dans un cinéma de quartier, "Le Racine Odéon", salle d'art et essai, rue de l'école de Médecine dans le 6ème arrondissement.
La victime, encore une femme, a été découverte vers 12h30, à la fin de la 1ère séance.
Les deux hommes sont interloqués. Cette affaire ressemblerait bien à une histoire de meurtres en série. "C'est certainement le psychopathe de la veille qui récidive", pensent les policiers. Ils se dirigent rapidement vers leur véhicule.
Ils ne veulent pas faire de conclusions hâtives, mais tout de même !
Arrivés sur les lieux, ils trouvent l'équipe technique déjà en plein travail de collecte d'indices. Ils s'approchent du corps. Une jeune femme, environ 25 ans, blonde, les yeux bleus, le regard terrorisé, elle a vu arriver la mort. Elle a la gorge tranchée, et ne porte aucune autre trace de violence.
Berthier demande à Cheng de prendre des notes. Ce dernier semble prostré, les yeux rivés sur la victime. L'inspecteur l'observe attentivement, il le trouve étrange. Faute d'explication plus appropriée, il pense que ce garçon est encore novice. Puis, comme pour le précédent meurtre, l'équipe technique et le médecin légiste retournent le corps, à l'affût d'autres indices. Même scénario, ils trouvent un papier dans la main de la victime. Décidément, le meurtrier aime la littérature. L'inspecteur se saisit du papier et commence à le lire, Cheng s'approche lentement pour en prendre connaissance :
"Dans la vengeance et en amour, la femme est plus barbare que l'homme. (Nietzsche). Croyez bien, inspecteur, que les victimes ne sont pas toujours celles que l'on croit. Je vous offrirai autant de cadavres qu'il y a de jours dans la semaine. Vous allez avoir du travail".
L'inspecteur est furieux, ce type est vraiment malade, c'est une provocation manifeste que ces courriers adressés à son intention. On se demande bien ce qu'il cherche.
Il demande aux gens du labo de lui faire parvenir les résultats très rapidement, il espère trouver un indice. Il se dirige vers le médecin légiste qui, d'après les premières constatations, a tendance à penser qu'il ne trouvera pas plus d'informations que pour le premier meurtre. Visiblement, c'est le même rituel que la veille, c'est à dire mort par égorgement sans aucune autre trace.
Les deux policiers repartent vers le commissariat. Il faut rapidement trouver une piste avant que ce fou ne recommence ses méfaits. Cheng demande à l'inspecteur de s'occuper des archives. Il est persuadé que le meurtrier est un récidiviste. Il veut éplucher toutes les affaires de crimes de psychopathes ayant laissé un message sur le corps de leurs victimes. Il est certain de trouver un indice qui lui permettra de cibler le meurtrier. L'inspecteur est d'accord. De son côté, il va enquêter au niveau des salles de cinéma. Quel pourrait être l'élément déclencheur du passage à l'acte du meurtrier, le mobile du crime ? À chaque fois, il a changé de salle de cinéma, mais la similitude de la salle d'art et essai l'interpelle. Il pourrait peut-être y avoir un lien avec le type de film projeté ces soirs-là. On ne doit rien laisser de côté. Il demande donc à ses agents de se renseigner rapidement auprès des responsables de salle.
Ils y passeront la nuit s'il le faut mais il faut absolument qu'ils arrêtent le massacre. Ils ont très peu de temps devant eux. Si le criminel tient parole, il devrait remettre çà dès demain.
Les deux crimes se sont passés dans le 6ème arrondissement. L'inspecteur donne l'ordre d’en boucler tous les quartiers dans lesquels se trouvent une salle de cinéma d'art et essai. Après recherches, il s'avère qu'il existe 7 salles dans cet arrondissement. L'inspecteur fait la relation immédiate. Un crime pour chaque jour de la semaine.
Le téléphone sonne, ce sont les responsables des salles qui apportent la réponse.
En fait, même programmation. L'histoire d'un homme profondément humilié par sa femme. C'était donc ça, le meurtrier regarde toujours le même film, c'est obsessionnel, il s'identifie à cet homme et dans un élan de vengeance, tue sans aucun état d'âme la première femme qu'il se présente. L'inspecteur demande aussitôt à ses agents de vérifier dans quelle prochaine salle de cinéma va passer le film.
Très rapidement on lui désigne le cinéma "Arlequin" 76 rue de Rennes. La séance est programmée pour le lendemain matin. L'inspecteur donne l'ordre à ses hommes de s'y poster, l’un à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, persuadé qu'ils ne pourront pas le rater. Cheng se propose immédiatement pour se poster à l'intérieur de la salle. Les deux hommes reprennent leur recherche.
Les heures passent, les deux policiers sont épuisés, lorsque tout à coup, Cheng s'exclame et appelle l'inspecteur. Il a trouvé des indices dans un dossier similaire à l'affaire qu'ils sont en train de traiter. Il s'agit d'un homme âgé de 55 ans, condamné à 15 ans de prison, relâché tout récemment. Accusé de 5 meurtres de femmes pour lesquels on n'a jamais vraiment trouvé le mobile. Il y a néanmoins d'étranges similitudes dans le scénario avec l'affaire qu'ils traitent aujourd'hui. Cet homme a égorgé ses victimes, laissant toujours sur leur corps une lettre adressée au policier chargé de l'enquête. Même style de provocation employé. Sur chacune des lettres figurait une citation célèbre d'un philosophe.
Sur l'une d'entre elles, les mêmes phrases personnelles trouvées dans le 2ème message du meurtrier :
"Croyez bien Inspecteur que les victimes ne sont pas toujours celles…"
Et voilà, c'est ce que cherchait Cheng. Les mêmes mots employés, il ne peut s'agir de coïncidence. Ces deux phrases absolument semblables ne laissent aucun doute quant à l'identité de leur auteur.
Cheng est certain qu'il s'agit du même homme ; il use d'une forte argumentation et réussit à en persuader l'inspecteur : "Dès demain, on arrête le suspect et on l'interroge au commissariat. Pour cette nuit, ça suffit. On a besoin de quelques heures de repos. Cheng, je te rappelle que tu dois assurer la surveillance de la salle demain à la première séance."
Le lendemain les deux hommes sont postés comme prévu. Visiblement, le film se déroule normalement, jusqu'à la fin de la séance, Cheng ne sort pas tout de suite de la salle, l'agent posté à l'extérieur s'en étonne. Il s'avance à sa rencontre, et trouve Cheng pâle comme un mort, le visage figé qui se précipite vers la sortie. L'agent l'observe et lui demande : "Rien d'anormal dans la salle ? Vous êtes livide". Cheng lui répond qu'il a certainement pris froid et que tout est normal. L'agent de son côté n'a rien remarqué de louche. Tous les deux prennent le chemin du commissariat.
Arrivés au bureau, ils trouvent l'inspecteur furieux, il a fait chou blanc. L’arrestation programmée du présumé coupable a échoué, l'appartement était vide. Il a laissé deux agents postés dans l'immeuble pour avertir le commissariat dès son retour. Lorsqu'il apprend que rien ne s'est passé au cinéma, il reste perplexe.
Tout à coup, le téléphone sonne, c'est un employé du cinéma "Arlequin" qui vient de découvrir un cadavre dans la salle en faisant le nettoyage.
L'inspecteur regarde ses hommes et leur demande comment il est possible qu'ils n'aient rien vu lors de leur surveillance. Ces derniers pensent que le crime a dû être commis ailleurs que dans la salle. Berthier reste sceptique.
14h. Le téléphone sonne à nouveau. Cette fois ce sont les hommes laissés postés dans l'immeuble qui demandent du renfort pour procéder à l'arrestation du suspect. Celui-ci vient de rejoindre son appartement, l'air méfiant, craignant d'être suivi.
À l'arrivée des renforts, l'arrestation se passe sans résistance. Le suspect est amené rapidement au commissariat.
Avant de procéder à l'interrogatoire, l'inspecteur et Cheng se rendent sur les lieux du crime. "Le troisième et dernier en ce qui concerne cette affaire", pense Berthier, "si tant est que nous tenions le bon coupable."
Ils arrivent les derniers, tous les prélèvements ont été faits. Même scénario que pour les deux autres meurtres. Égorgement sans aucune autre trace. La victime est très jeune, 20 ans environ. Elle a encore un visage d'enfant. De longs cheveux blonds. Les yeux clos, elle ne s'est aperçu de rien, la mort a été instantanée. Pas d'indice particulier sauf, comme pour les autres meurtres, un papier :
"Pour savoir se venger, il faut savoir souffrir. (Voltaire). Inspecteur, connaissez-vous la souffrance?"
"Celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique", dit l'inspecteur. "Il était temps que l'on arrête cet assassin, il serait allé jusqu'au bout de ses menaces. "
Ils rentrent au commissariat et vont enfin procéder à l'interrogatoire du suspect. Ils veulent connaître l'emploi du temps de cet homme pour les deux derniers jours, heure par heure. Celui-ci n'a aucun alibi. Personne ne peut témoigner pour lui.
Lorsqu'il se sent pris au piège par la police, il perd rapidement son sang-froid. L'inspecteur lui montre le dernier message trouvé sur le corps de la victime. La similitude des mots dans ces deux phrases, avec ce que les policiers ont trouvé dans son fichier, le laisse sans explication fiable. Il ne peut fournir aucune preuve de son innocence. L'inspecteur commence vraiment à penser qu'il s'agit du meurtrier. Les questions des policiers sont de plus en plus pressantes, le ton se fait violent, le suspect est pris de panique, il craque, supplie qu'on le laisse partir, mais les deux hommes restent imperturbables. Ils ne le lâchent pas. Ils sont de plus en plus certains de tenir le coupable. Ils le poussent au-delà de ses limites. Une heure plus tard, le suspect passe aux aveux, il ne pense plus qu'à une chose, il va pouvoir enfin se reposer.
Les deux policiers sont soulagés, ils ont pu neutraliser ce dangereux meurtrier. Ils peuvent rentrer chez eux à présent, ils ont fait du bon boulot.
Les hommes se séparent, épuisés mais satisfaits.
Avant de s'endormir, l'inspecteur Berthier pense à Cheng qui n'a rien vu ni entendu dans la salle de cinéma où a été commis le dernier meurtre. Ca l'interpelle tout de même.
Mais complètement vidé, il tombe dans un sommeil lourd.
Un moment plus tard, alors qu'il dormait du sommeil des justes, il est réveillé par le téléphone. C'est le commissariat qui l'appelle.
Un meurtre vient d'être commis dans une salle de cinéma du 6ème arrondissement.
Françoise
Ça tourne à l'envers
Dans les studios de « La Renardière », société de production de films, c'est l'effervescence. La Grande, l'Immense, la Talentueuse Sylvie Beauregard doit venir tourner un film genre mélo intitulé Passé décomposé.
Claude Babahel, le producteur, a réussi à faire signer à Sylvie un contrat mirifique. Mais on ne sait pas si c'est une bonne affaire pour lui ou pour l'actrice qui a enfin obtenu un César au bout de 25 ans de métier. Il faut dire que pour avoir cette stalagmite dorée elle y a mis les formes, les siennes, surtout. Elle en a vu du monde, assisté à des dîners et des soirées dont elle devait éliminer les effets rapidement pour garder sa silhouette svelte et continuer à jouer les femmes fatales dont tombent amoureux les jeunes premiers et même les vieux seconds. Ceux-là même qui avaient lancé sa carrière et qu'elle dédaignait aujourd'hui.
À ses débuts elle avait su y faire avec quelques hommes influents qui rêvaient encore d'elle et les draps s'en souviennent, les matelas aussi. Heureusement que ces opérations promotionnelles ne se passaient pas chez elle, la banquette de sa chambre de bonne n'aurait pas résisté et Sylvie aurait dû changer de literie souvent. Maintenant à 45 ans, elle était encore très belle et attirante tellement que le Saint-Esprit, s'il venait de nos jours, hésiterait beaucoup entre elle et l'enceinte vierge et c'est pas sûr que ce soit Marie qui gagne. Et Jésus serait brun aux yeux bleus comme sa mère. Sylvie méritait son pseudonyme de Beauregard, mais on sentait par moments de la tristesse et de la nostalgie quand Sylvie avait le regard perdu au loin. Elle était évaporée, à mille lieux de là. Sa pensée vagabondait dans des souvenirs mélancoliques et une histoire douloureuse que personne ne connaissait à part cette femme, Joaquina, à qui il y a plus de 20 ans elle avait confié sa détresse. Le producteur Claude Babahel avait 70 ans et était persuadé qu'il était encore jeune et séduisant. En fait son vrai nom était Bellovecchio mais il préférait Babahel, surnom que lui avait donné un technicien sétois sur un tournage qui avait eu lieu dans le midi il y a plus de 40 ans, quand Claude commençait dans la production cinématographique. Claude, dès son adolescence, avait été chanteur dans un orchestre de bal du samedi soir. Il avait alors connu beaucoup de succès auprès des midinettes massées au pied des estrades et depuis, il se croyait irrésistible malgré son teint pâle et ses yeux globuleux d'un bleu délavé. Il pensait continuer à faire des ravages chez les jeunes filles. Avant le cinéma, il avait travaillé un temps dans l'administration où les gens qui le connaissaient et qui avaient un litige à régler le faisaient appeler à l'accueil en disant :
- Je veux voir le Directeur ! Monsieur Claude Bellovecchio. Ça énervait ou faisait rire sous cape ses collègues et même le chef de service.
De cette époque Claude avait gardé le goût et l'envie de diriger du personnel. Il avait maintenu des contacts chez les musiciens et quelques politiques et s'était monté un réseau de connaissances utiles et c'est ainsi qu'il s'était retrouvé au poste le plus élevé des studios de La Renardière.
Un jour une jolie jeune fille, qui voulait faire du cinéma, avait frappé à sa porte. Claude, n'envisageant que son beau physique, lui promit de la faire tourner, espérant secrètement qu'elle aurait pour lui une reconnaissance pouvant déboucher sur un tête-à-tête amoureux.
Elle s'appelait Blanche Sancho, mais ce n'était pas très glamour comme nom d'artiste. Donc Claude lui suggéra un pseudonyme qui claque et pénètre dans la tête des gens. Blanche devint Bianca et comme elle était née au début de l'année et que Claude avait des origines italiennes, il lui trouva le nom de Gennaro, qui signifie janvier dans la langue de Dante. Et en plus Blanche-Bianca admirait beaucoup l'acteur Philippe Janvier qui, justement, était pressenti pour le rôle principal du film dans lequel devait tourner Bianca.
Le premier jour du tournage est arrivé. Toute l'équipe technique est là, il ne manque que les acteurs et, Hélène Godillot, la réalisatrice, fulmine contre le retard des comédiens. Elle est assez pointilleuse et ne supporte pas d'être dérangée dans son travail par la désinvolture des gens. Il faut qu'on se tienne à ce qui a été prévu dans le déroulement du tournage, dans le texte, le jeu des acteurs, etc. Elle est dirigiste et son point de vue n'a pas à être discuté.
Enfin arrive Philippe Janvier en compagnie d'Adeline Château, sa compagne à la ville depuis peu. Adeline a la quarantaine sublime, rousse aux yeux verts, toujours souriante et aimable avec tout le monde. Bianca Gennaro, accompagnée par son pygmalion Claude Babahel, fait son entrée sur le plateau. On attend Mademoiselle Sylvie Beauregard qui apparaît enfin dans toute sa splendeur de grande brune aux yeux bleus. Elle dévisage la jeune ingénue d'un air dédaigneux puis toise la Château, va lui lancer une vacherie quand elle aperçoit Philippe.
- Que fais-tu là ? Ne me dis pas que tu joues dans Mon Film ? Si c'est ça il y a quelqu'un de trop sur ce plateau ! Ce n'est pas possible ! Je ne travaille pas dans ces conditions, je refuse de tourner avec cet énergumène ! C'était pas prévu !
Claude essaie de la calmer mais rien n'y fait.
- Mais ma chérie, ne le prends pas comme ça ! Tu n'auras que peu de scènes avec Philippe, ce sera vite fait. Tu vas voir, tu seras parfaite, on ne verra que toi, les autres ne seront que des faire-valoir à côté de toi.
Claude sait flatter pour arriver à ses fins. De fait Sylvie se calme et consent à jouer avec son ex : quand ils étaient jeunes, elle avait eu une aventure avec Philippe. C'était plus qu'une amourette, pendant des mois ils avaient vécu une passion torride qui s'était terminée brusquement à cause d'une comédienne qui tournait autour du jeune premier. Sylvie n'avait pas voulu croire qu'il ne s'était rien passé entre cette sauterelle et Philippe, le grand et le seul amour de sa vie. La rupture avait été rude, lui, essayant de se justifier sans y parvenir et elle, campant sur ses positions. Depuis ils s'évitaient et pourtant ils avaient quelque chose en commun qui ne pouvait s'effacer d'un coup de baguette magique.
Elle s'était étourdie à tourner sans arrêt, s'était lancée à corps perdu dans les soirées mondaines, avait connu beaucoup d'hommes pour oublier son histoire avec Philippe, mais elle ne parvenait pas totalement à occulter sa déchirure. Et à nouveau il était là face à elle, elle se sentait encore attirée par lui, mais lui il ne la regardait pas. Il était arrivé avec cette Adeline Château, on disait qu'ils allaient bien ensemble. Tu parles ! Il lui fallait trouver un moyen pour le détourner de cette garce.
À ce moment-là, Claude vient lui dire :
- Tu sais ma chérie, je ne suis pas seul à décider du casting et il y a d'autres investisseurs pour ce film et, pour le rôle principal féminin, ils pensent à Adeline Château ; Hélène Godillot, la réalisatrice est d'accord avec eux.
- Comment ? réplique Sylvie folle de rage, Cette peste me prendrait mon rôle ? Et l'autre pétasse d'Hélène est complice de ça ? Non mais ça va pas du tout ! Ça ne se passera pas comme ça ! Personne ne doit jouer hormis moi ! Hélène n'y connaît rien au cinéma, qu'elle se contente de mettre en scène des pièces de théâtre stupides pour intellos snobinards, le rythme est tellement rapide que les comédiens bougent juste un cil à l'heure et le spectateur s'ennuie à mourir s'il n'est pas parti avant la fin quand il peut s'échapper. Et l'autre, Adeline, ne sait que tourner autour des hommes pleins aux as pour leur piquer leur fric, et à part deux ou trois publicités, on ne l'a vue dans aucun chef-d'œuvre ! Et cette petite Bianca qu'est-ce qu'elle vient faire là ? Me piquer ma place aussi ?
- Non, dit Claude qui enchaîne, elle débute dans le métier, elle t'admire beaucoup, et j'ai pensé qu'elle pourrait jouer ta fille dans le film d'autant plus que je trouve une certaine ressemblance entre vous deux. Qu'en dis-tu ?
- Je ne dis pas que ça m'enchante de jouer déjà les presque grand-mères à mon âge, mais si c'est pour la bonne cause, j'accepte. Par contre il faut préciser dans le dialogue que je l'ai eue très jeune et la différence d'âge ne doit pas dépasser 20 ans sinon c'est pas crédible et mon public ne s'y retrouverait pas ! Je tiens à préserver mon image de femme encore jeune, belle et désirable.
Le lendemain le tournage commence vraiment. Bianca Gennaro cherche sa loge pour se changer, elle entre par hasard dans une pièce et tombe sur Philippe Janvier qui est torse nu. Elle est surprise et va refermer la porte quand Philippe lui fait signe d'entrer tout en enfilant une chemise. Il engage la conversation et la questionne pour mieux faire connaissance. Elle lui dit qu'elle vient d'un village du midi, que ses parents sont d'origine espagnole et qu'elle a pris le pseudonyme de Gennaro à cause de lui parce qu'elle l'admire beaucoup. Elle remarque en vitesse qu'il a un signe particulier sur la peau, sur l'épaule gauche et, coïncidence, elle a la même marque au même endroit.
Sur le plateau Sylvie répète son rôle mais ne trouve pas le bon ton. La réalisatrice perd patience et lui dit qu'elle va changer d'actrice pour jouer le personnage d'une femme qui retrouve son enfant 20 ans plus tard. On cherche Adeline Château, mais on ne le trouve pas. Il faut dire qu'hier elle a bu un jus de fruit offert par Sylvie et a été malade toute la nuit, peut-être à cause de la date de péremption de la bouteille, ce que Sylvie n'ignorait certainement pas.
Sylvie se met en rogne et sort du champ des caméras pour se calmer. Et là elle croise une femme qui ne lui est pas inconnue.
- Que faites-vous là ? demande Sylvie.
- J'accompagne Bianca Gennaro.
- Vous voulez dire que Bianca est votre fille, enfin la fille que vous avez adoptée ? répond Sylvie troublée par cette annonce.
- En effet Bianca est bien le bébé que vous m'avez confié il y a plus de 20 ans de ça. Elle veut faire carrière dans le spectacle, elle doit tenir de vous cette vocation.
- Sait-elle qui je suis pour elle ? Que vous n'êtes pas sa vraie mère ?
En disant ces mots Sylvie est au bord de l'évanouissement.
- Comment ? C'est donc bien elle ma mère biologique ? Et je l'apprends comme ça ! clame Bianca qui a surpris la conversation en sortant de la loge de Philippe.
Sylvie s'évanouit pour de bon. Elle est retenue in extremis par Joaquina Sancho, la mère adoptive de Bianca.
Quelques minutes plus tard Sylvie rouvre les yeux sur le visage de Bianca penchée sur elle.
- Oh mon enfant ! Comme tu dois me détester de t'avoir abandonnée encore bébé. J'étais jeune, je n'avais pas d'expérience, je n'étais pas prête pour m'occuper d'un enfant, je n'avais pas d'argent, ma famille m'avait tourné le dos et j'avais ce film à faire qui était la chance de ma vie, ma carrière démarrait, et la mort dans l'âme je t'ai sacrifiée. Heureusement pour toi je connaissais la famille Sancho à qui je t'ai laissée en toute confiance et qui t'a très bien élevée. Régulièrement je prenais de tes nouvelles, je venais te voir de loin, j'envoyais de l'argent pour ton entretien afin que tu ne manques de rien. Me pardonneras-tu jamais d'avoir agi ainsi ?
- Il y a longtemps que j'ai compris que je n'étais pas la fille de Maman Joaquina. Par hasard, j'ai surpris des conversations entre elle et Manuel son mari. J'ai trouvé des documents en fouillant dans les tiroirs de leur chambre. Un jour je me suis aperçue qu'une femme m'observait de l'autre côté de la rue et quand j'en ai parlé à maman, elle s'est troublée et je l’ai obligée à m'avouer qu'elle n'était pas ma vraie mère, mais sans me dire qui m'avait mise au monde. Plus tard j'ai vu des photos de vous et notre ressemblance m'a sauté aux yeux. C'est alors que j'ai décidé de faire du cinéma. L'opportunité m'a été donnée de rencontrer le producteur Claude Babahel et me voilà aujourd'hui près de vous. Et je vous dis devant tout le monde que je vous pardonne. Bien sûr, il faudra du temps pour se connaître mais je suis prête.
Sylvie, les larmes aux yeux balbutie :
- Enfin je peux te serrer dans mes bras ma fille. Quel bonheur ! »
- Voilà ! C'est comme ça que tu dois jouer ! Tu as enfin trouvé le ton juste ! Tu le tiens ton personnage ! s'écrie Hélène Godillot, entrée sur ces entrefaites.
- Mais qui est mon père ? demande Bianca.
- Ton père ? Oui c'est vrai tu dois savoir. Eh bien c'est...
- Moi !
- Philippe, comment as-tu deviné ? dit Sylvie.
- En réfléchissant, en faisant deux plus deux égale quatre, et quand cette petite est venue me voir tout à l'heure et qu'elle m'a parlé d'un signe distinctif que nous avons en commun, j'ai compris que ce n'était pas qu'une coïncidence. Et sur le peu que j'ai entendu maintenant, je me dis que ce doit être moi le père et j'en suis ravi. Mais, Sylvie, pourquoi ne m'as-tu rien dit à l'époque ? Tu as cru que j'avais eu une aventure avec cette débutante, tu as écouté les ragots et la presse à scandales et tu m'as chassé alors que j'étais innocent et tu m'as laissé partir sans rien me dire. Je serais resté avec toi et on l'aurait élevé ensemble cet enfant. Quel gâchis ! Enfin c'est du passé, oublions-le et tournons-nous vers l'avenir.
Quelques mois plus tard c'est la cérémonie des Césars et l'annonce des résultats.
« Dans la catégorie Meilleur Espoir Féminin, le César est attribué à Bianca Gennaro ! »
« Dans la catégorie Meilleur Premier Rôle Féminin, la lauréate est Sylvie Beauregard pour le film Passé décomposé.
Les journalistes avaient pronostiqué cette récompense méritée en soulignant le jeu bouleversant de la comédienne. Ils se demandaient où elle avait puisé cette force et cette conviction pour exprimer à la fois la détresse d'une femme croyant avoir perdu son enfant et la joie des retrouvailles. Pour une fois ils n'étaient pas au courant des secrets d'alcôve et des rebondissements improbables dans la vie de l'actrice qui avait su préserver son intimité.
Sous les flashes des photographes et sous l'œil des caméras, la mère et la fille tombent dans les bras l'une de l'autre en pleurant, entourées par Philippe Janvier qui y va aussi de sa larmette car il a renoué avec le Grand Amour de sa vie, et en plus il est tout heureux d'avoir une fille gentille, talentueuse, pleine de promesses.
Jacques
Du petit au grand écran
Quarante ! J’en ai tourné quarante épisodes ! L’inspecteur Gaillard était LA série policière vedette du pays, un succès international, même. Champion d’Europe, on était… Et pourtant, les débuts ont été laborieux.
J’ai débuté à dix-huit ans comme stagiaire sur les plateaux de tournage. Homme à tout faire. Usant et mal payé. Mais ça m’a permis de choisir ma voie : acteur. Je savais que j’avais ce don en moi. Alors figurant pour commencer. J’en ai passé des castings, dans l’espoir de grimper, d’obtenir un petit rôle. Je végétais dans la figuration : j’ai donc pris des cours de comédie. C’est là que j’ai rencontré mon futur agent, Roger Ruisseau. Il venait observer les élèves pour détecter les jeunes talents. Il a apprécié mes capacités d’improvisation. L’impro, c’est ma spécialité !
Alors Roger et moi, on a démarré ensemble, à partir de rien. Lui aussi débutait. Il m’a obtenu un casting pour une nouvelle série télévisée, L’inspecteur Gaillard. Coup de chance, la directrice de casting a sélectionné les candidats sur une impro, et c’est bibi qui l’a emporté ! La réussite est souvent une combinaison de trois facteurs : talent, relations et chance.
Mais l’euphorie a été de courte durée : j’ai failli être éjecté dès le début du tournage. J’avais du mal avec un texte à réciter, j’aurais préféré improviser. Et puis je n’arrivais pas à rentrer dans la peau de l’inspecteur Gaillard, ce flic de choc aux méthodes peu académiques mais efficaces, toujours sur la corde raide. Roger m’a expliqué que je devais me dédoubler quand je jouais mon personnage. « C’est ça le secret, lâcher prise et être le personnage, non plus Boris l’acteur mais l’inspecteur Gaillard », qu’il me rabâchait. Avant chaque tournage, il me préparait en m’hypnotisant : il me suggérait que j’étais le fameux Gaillard de la prestigieuse Police Judiciaire. Et ça a marché. J’ai crevé le petit écran, je l’affirme sans fausse modestie. Progressivement, le metteur en scène a accepté mes improvisations qui ont fait le succès de la série.
Quand j’y repense, quelle vie de dingue ! Je suivais le rythme de la télé : vite, vite, à cause des budgets étriqués. Je devançais même cette cadence frénétique par mes impros qui permettaient une prise au lieu de deux ou trois. Et jamais de répétitions avant le tournage : je voulais la spontanéité, la sincérité. Fallait que ça fuse ! Coût minimal, audience maximale. Le producteur m’adorait… Il avait fait sienne la devise du légendaire Jack Warner : « Je ne veux pas que ce soit bon, je veux que ce soit prêt mardi. »
Hélas ! Arrêt net à quarante épisodes. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi. Alors j’ai ingurgité des pilules de toutes les couleurs pour faire passer le noir… Impossible d’accepter un autre rôle. D’ailleurs on ne m’en a pas proposé, j’étais marqué au fer rouge…
Récemment, j’ai réussi enfin à sortir du tunnel : j’ai écrit le scénario de L’inspecteur Gaillard, le film. Facile pour celui qui a inventé tant de répliques, parfois même des rebondissements. J’ai ensuite déniché, non sans difficulté, un producteur. Obligé de participer au financement, à hauteur de toutes mes économies. Si ça foire, je suis ruiné, mais peu importe, L’inspecteur Gaillard, c’est toute ma vie, c’est moi.
Maintenant, me voilà scénariste, coproducteur et acteur. Maintenant, surtout, je revis. Allez, j’avale discrètement une petite pilule rose, addiction regrettable mais qui m’aide à faire la métamorphose. Grâce à elle, je ne suis plus sur un tournage mais dans la réalité. Les caméras, les techniciens, je ne les vois même plus. Juste les acteurs m’apparaissent, ou plutôt les gens de la vraie vie. C’est à ce prix que j’arrive à exprimer l’authenticité qui ravit le public.
Je caresse machinalement mon blouson de cuir noir. Mes santiags me grandissent. Belle gueule, mais petit. Ma tenue était à la mode quand l’inspecteur Gaillard a fait ses premiers pas. Je m’y sens bien.
La scène se passe dans la rue, la vraie rue. Je l’ai exigé. Je déteste le studio artificiel. De l’authenticité, que diable ! Bien sûr, c’est plus galère pour les machinistes, et il faut une autorisation de tournage. Mais profitons du budget d’un film ! Ce film sera mon bouquet final, l’apothéose de la carrière de l’inspecteur Gaillard évoluant du petit au grand écran. Après ça, ma vie sera accomplie.
Silence… Moteur… Action !
Une camionnette en double file, la nuit. Il ne supporte pas les infractions au code de la route, le fonctionnaire de police nationale Gaillard. Il est important que l’inspecteur ait ses défauts, pour l’humaniser, lui si brillant. Ça lui a valu des misères et des contretemps dans bien des épisodes mais aussi, de temps en temps, des découvertes qui ont fait progresser l’intrigue.
Je m’approche d’un pas décidé et frappe à la portière. Un jeune en train de fumer me dévisage d’un air interrogatif.
— Circulez !
— Mais je gêne pas, là… De quoi qu’tu t’mêles ?
Je lui mets ma carte de police sous le nez.
— Bouge ou je t’embarque !
Il s’exécute. Le regard de tueur qu’il m’a lancé ! Ce jeune acteur est vraiment bon.
Voilà une belle scène, on la refait pas, on coupe pas, on continue ; toujours foncer comme à la télé, une recette qui m’a si bien réussi. Le metteur en scène le sait, il laisse dérouler, les acteurs sont en place. Fluidité, spontanéité, naturel. On fonce. Trace, inspecteur, tant que la piste de l’assassin est fraiche !
Je me dirige vers l’entrée d’un bar interlope, néons roses, aucune fenêtre. Le vigile, un Noir massif en costume sans cravate, me fait :
— Soirée privée, monsieur. Désolé.
Je sors mon sésame, cette fois d’un geste lent et étudié, ponctué par un sourire des lèvres, mais les yeux restent froids, genre carnassier. Le cerbère m’ouvre la porte. En entrant, je croise un figurant qui me bouscule. Pas prévu, mais réaliste, très bien.
Et là, coupez !
L’éclairagiste prépare la lumière. L’équipe technique se déploie tel un essaim d’abeilles autour d’une ruche : caméras, micros et projos. Les ordres fusent. Je m’affale sur une chaise à l’entrée du bar et rentre dans mon cocon pour rester dans mon personnage. Je secoue la tête : non, pas de maquilleuse, on fonce, on trace. Je n’écoute pas les directives du metteur en scène. Par contre, j’apprécie les discussions des figurants autour de moi. Toute cette atmosphère fait vraiment authentique. Ah, le cinéma, c’est un art un cran au-dessus des téléfilms… L’argent, certes, peut beaucoup. Mais pas l’essentiel. Moi seul peux l’essentiel, même si ma modestie en souffre. L’inspecteur Gaillard est unique !
Je garde les yeux fermés pour rester concentré : le balai des techniciens, depuis le temps, je connais.
— Vous buvez quoi ?
Interloqué, j’ouvre les yeux. Le metteur en scène a lancé le tournage discrètement. De l’improvisation… Battu à mon propre jeu. Bravo ! Ensemble, on va déchirer ! Allons-y pour l’impro. C’est mon domaine.
— Les paroles du patron.
— Pardon ?
Comme ce personnage est pittoresque… On dirait le Nestor du capitaine Haddock, un balai dans le cul et l’air terriblement offusqué. Même nœud papillon et crâne d’œuf.
— Il est là, Joe ? Je demande en me levant, avec la posture du mâle dominant, torse bombé.
— Qui ça ? réplique l’autre, limite autiste, vraiment bon.
— Le-pa-tron… j’articule, comme si j’avais affaire à un demeuré.
Tant que possible, j’évite de sortir mon badge à tout bout de champ. Ça lasserait le téléspectateur… Non ! Le spectateur maintenant ! Il faisait mumuse avec le ballon en ligue une, l’inspecteur Gaillard. Maintenant il joue dans la coupe des champions du grand écran, la classe ultime.
— Ah ! Le boss est à la caisse.
Pourquoi le serveur ne connait-il pas le nom du patron, Joseph Kurz, une figure du milieu ? Bien sûr ! Dans la pègre, on évite de dévoiler son identité. D’où la profusion d’alias chez les caïds. Quel crack, ce metteur en scène, mais il aurait pu me prévenir…
Je m’avance. Les talons biseautés de mes santiags (passées de mode, mais la classe quand même ; le cuir noir fait partie des valeurs éternelles) claquent à chaque pas. À l’ingénieur du son de les amplifier ensuite lors de la postproduction, le montage.
— Vous avez cette demoiselle parmi vos pensionnaires ?
Avec son visage impassible, l’acteur qui fait Joe n’est pas du genre à surjouer. Je lui présente la photo d’une jeune femme assez dénudée.
Dans une scène précédente, j’ai parlé à mon supérieur le commissaire Saint-Antoine de l’effroyable docteur Vivisecteur : un psychopathe qui pratique des expériences atroces sur les humains. Il fait du trafic d’organes à grande échelle. Ses hommes de main sont souvent déguisés en infirmiers. On les surnomme le gang des hommes en blanc. Gaillard a combattu ce rejeton de Mengele dans plusieurs épisodes télévisés. Or le médecin légiste vient d’autopsier la fille de la photo : presque tous ses organes ont disparu. Hold-up à l’intérieur du corps humain, signé Vivisecteur.
— Dites donc ! Je tiens pas un bordel !
Je ricane, pour la caméra et pour moi. J’apprécie cette audace. Le patron était censé se montrer plus craintif. Excellent ! Du punch, yeah !
Je sors ma carte de police. Vif comme un cobra, Joe m’attrape le bras et me le tords. Il me fait mal, le bougre ! Mon badge m’échappe des mains. Je grimace et veille à ne pas lâcher de cri de douleur parce que l’inspecteur Gaillard assure en toutes circonstances. Je sens que cette séance d’impro va rester dans les annales du cinéma.
— Un badge ! s’écrie le patron. Excusez, je croyais que vous sortiez une arme.
Le serveur le ramasse pendant que je me masse le bras en grimaçant. J’espère que la caméra ne me filme pas : le légendaire inspecteur Gaillard encaisse sans broncher, mâle dominant qu’il est. Le patron regarde ma carte et tique d’embarras.
— Désolé, monsieur l’inspecteur ! clame-t-il avec la mine déconfite assortie. D’habitude, vos collègues viennent par deux ou plus. Mon balourd de videur m’a rien dit.
— Je travaille en solo. Vous n’avez pas la conscience tranquille pour réagir aussi violemment. Vos petites entorses à la loi ne m’intéressent pas. Parlez-moi du gang des hommes en blanc.
Là, il fait un pas en arrière, les yeux écarquillés. Excellent comédien, on croirait vraiment qu’il n’a jamais entendu parler de Vivisecteur et de sa clique. Je fais du cinéma, maintenant : je suis rentré dans le monde des super-acteurs.
— Écoutez, inspecteur, je ferai mon possible pour collaborer avec la police, mais je connais pas de…
— La fille, vous la connaissez.
Ton affirmatif. Un bon flic doit insister, sûr de lui. Joe secoue la tête avec une touchante sincérité. Bon, on fait quoi, maintenant ? Fausse piste et on coupe ?
Soudain, deux faux infirmiers déboulent dans le bar. Avec un troisième homme caché derrière eux pour le suspense, mais ça ne peut être que le docteur Vivisecteur.
Le patron semble surpris, lui aussi, avec ses yeux en soucoupes. Vraiment authentique, parfait ! Je sors mon arme de service.
Poche vide ! J’ai compris… Le figurant qui m’a bousculé à l’entrée du bar était un pickpocket. Pas prévu dans le scénario. Mais il est vrai que ça fait un moment qu’on en est sorti. Le metteur en scène a trouvé un moyen astucieux de me faire accepter ses améliorations. Je dois reconnaitre que j’ai parfois tendance à faire ma diva…
— Patron ! je m’exclame, secoué, mais pas paniqué car l’inspecteur Gaillard en a vu d’autres. Le bar a une autre issue ?
Mais le type regarde fixement les trois arrivants sans répondre. Compris ! Je dois me démerder tout seul. Logique.
— Attrapez-le !
Je repère un escalier que je monte quatre à quatre. Plutôt la mort que les hommes en blanc ! Maintenant, une panique viscérale me saisit. Je risque de perdre tous mes organes si je suis pris. Je ne suis plus qu’un homme qui lutte pour rester en vie.
Au premier, je me rue dans une chambre. J’ouvre la fenêtre. J’hésite : premier surélevé, ça fait haut. L’inspecteur Gaillard a vieilli, un peu. Oui, mais les hommes en blanc sont à mes trousses, ils vont m’éviscérer ! M’émasculer… Me décérébrer… Pire : m’emprisonner. Il n’y a pas plus grande souffrance. Attendre la mort sans rien faire d’exaltant, voilà le pire !
Je m’apprête à sauter : l’inspecteur Gaillard est courageux. Mais il hésite.
— Fais pas ça ! Écoute-moi !
Je connais cette voix. Allons, ça ne peut être qu’un piège du machiavélique Vivisecteur. Un homme âgé s’avance vers moi. Son visage me dit quelque chose. C’est pas le docteur Vivisecteur.
— Tu ne me reconnais donc pas ? Je suis celui qui t’a mis le pied à l’étrier. Tu te souviens, dis ? On a démarré à partir de rien, comme on se le répétait à l’époque. Ça te revient ?
Roger Ruisseau, mon agent ! Que fait-il là ? Recruté par le docteur Vivisecteur, je ne vois que ça. J’espère qu’ils ont mis un matelas au sol. Pas sûr avec toutes ces impros… Je ne vois rien en bas, dans la nuit. Oh, Roger ! Tant de bons souvenirs…
— Boris… susurre-t-il. Tu te souviens que tu es Boris, l’acteur.
Son ton est affirmatif, confiant et apaisant. Alors oui, il a raison, je suis un acteur. Pas le vrai inspecteur Gaillard. À moitié.
— Je suis les deux !
— À l’époque, je t’ai conditionné pour te dédoubler quand tu jouais. Ça a trop bien marché, hélas. Qui es-tu vraiment ?
— Je suis les deux ! je répète.
— C’est ce que je t’ai enseigné, soupire Roger. Dédoublement de personnalité. Te souviens-tu pourquoi la série télévisée s’est arrêtée, Boris ?
— J’ai jamais compris !
— Tu as souffert, pas vrai ? Viens.
Il me tend les bras. Roger, mon agent, il représente tant pour moi. J’abandonne la fenêtre, je me jette dans ses bras. Les faux infirmiers s’avancent. Je me raidis. Roger leur fait signe de rester à distance. Il me serre dans ses bras comme si j’étais un enfant, son enfant.
— On a été obligés d’arrêter le feuilleton malgré son immense succès, me glisse-t-il à l’oreille. Tu es tombé malade. Tu te prenais pour l’inspecteur Gaillard. Je vais utiliser un mot cru : schizophrénie. Il a fallu t’interner.
Je le repousse.
— Roger, tu déconnes ! J’ai réussi à revenir d’entre les enterrés, monter un film pour le cinéma !
— Boris, pardon d’être direct… Tu es un grand créatif, pas seulement un acteur. Un véritable artiste complet ! Ton imagination est époustouflante. Tu t’es évadé de l’hôpital psychiatrique. Je suis venu avec les infirmiers pour te récupérer en douceur. Aie confiance, viens avec moi. J’ai cru en toi, je crois toujours en toi : tu vas guérir, avec le temps. Viens, mon ami, je t’aiderai. Je me sens si coupable…
— Arrête tes conneries, Roger ! Regarde ! La prod m’a remis le badge de l’inspecteur Gaillard. Et mes fringues d’une autre époque, je les ai imaginés, peut-être ? Hein Roger ? Hein ?
— Tu les as récupérés chez toi. Drôlement bien imitée, la fausse carte de police. Trop bien, même. Comment tu les as tous bluffés, les gars de ce bar… Tu restes le meilleur…
Le gang des hommes en blanc se jette sur moi. Au secours, je ne veux pas retourner dans les griffes du docteur Vivisecteur !
Coupez !
Lordius